retrouvailles

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Des ronces noires noueuses poussent à vue d’œil autour du lit. Le visage caché sous les couvertures, immobile, j’observe, avec effroi, les ronces s’enrouler autour des barreaux en métal blanc de la tête de lit et s’élever au-dessus de moi, jusqu’à former une sorte de cathédrale monstrueuse, aux tiges épaisses inextricablement imbriquées les unes dans les autres. Au fond de la chambre, des ombres mouvantes. Seul l’éclairage de ma lampe de chevet me permet d’échapper aux ténèbres et de surveiller l’avancée des ombres. Dans mes bras, la poupée de chiffon offerte par maman pour mes six ans me rassure. Du bout des doigts, je palpe le corps rembourré et les cheveux en laine. Mes doigts se crispent sur le corps mou de la poupée et je sens, dans la paume de ma main, une pulsation ténue. Les ombres se rapprochent, c’est certain. Au-dessus de moi, de la cathédrale de ronces s’écoule une substance noire et goudronneuse qui tombe, en fins filets, sur mes draps. Sous mes doigts, la palpitation s’emballe. Je soulève le drap. Des yeux cousus en laine, coule désormais une épaisse matière noire. Je hurle et me réveille en sueur. La pièce est vide. Je n’ose pas me lever, mettre un pied par terre. Maman accourt, elle m’a entendu crier. Elle s’assoit sur le bord du lit, me réconforte, me borde pendant que je me rallonge dans mon lit douillet. Elle promet de rester avec moi jusqu’à ce que je me rendorme. Elle me sait coutumière des cauchemars.

Je sens mes paupières lourdes et, même si je lutte, pendant que maman caresse mes boucles blondes, je finis par sombrer dans un profond sommeil. Maman est toujours là, sur le bord de mon lit, les yeux d’un noir intense. Derrière elle, je distingue des ombres aux contours flous, à peine visibles, si légères qu’on les dirait faites de fumée. Elles se tiennent juste derrière maman qui reste impassible, ses grands yeux noirs tournés vers moi. D’autres ombres arrivent, se rangent derrière les premières et leur donnent plus d’épaisseur, de matière. Maman est désormais entourée par une masse noire et mouvante qui fond sur elle sans qu’elle ne bouge ou ne manifeste la moindre émotion. La masse devient opaque et je ne vois plus le visage de maman. Je crie de toutes mes forces, ouvre les yeux. Maman sursaute. Elle était restée près de moi et avait fini par s’endormir. Elle voit ma terreur et me rassure, à nouveau. Je l’observe, la scrute sous tous les angles. Ses yeux sont de leur habituelle couleur noisette. Ses traits sont tirés, elle est fatiguée, mais me sourit avec tendresse. Elle caresse ma joue et m’invite à me rallonger. Il me faut dormir bientôt car le sommeil la taraude. Je la supplie de me laisser dormir avec elle, dans son lit. Elle refuse car elle sait pertinemment que mon père s’y opposera. Je lui explique qu’il y a, sous mon lit, des ombres qui me font peur et qui attendent, avec patience, le moment propice pour nous attraper. Elle sourit et m’affirme qu’il s’agit-là de terreurs enfantines des plus communes et qu’il n’y a rien de réel dans tout cela. Grandir c’est aussi, pour chacun de nous, surmonter ses propres terreurs nocturnes. Elle me propose de regarder sous le lit si cela peut me rassurer. Je lui dis que je n’y tiens pas. Elle voit que je suis inquiète et tiens à me persuader du caractère infondé de ma peur. Elle se penche. Je l’implore d’arrêter. Elle s’allonge sur sol, passe sa tête sous le lit et ne bouge plus pendant quelques secondes qui me paraissent très longues. Je l’appelle. Elle ne répond pas. Son corps est figé. Avec lenteur, son corps disparaît sous le lit. Incapable de bouger, je ne peux que constater l’horreur de la situation. Le corps tout entier de maman est passé sous le lit. Tétanisée, je reste assise, les yeux grands ouverts, toute la nuit. Au petit matin, papa me trouve ainsi. Il me prend dans ses bras. Je suis mutique et le resterai dès lors. Longtemps, papa cherchera maman dans tous les recoins de la maison, dans le jardin, aux alentours, sans succès. Les policiers, les psychologues que j’ai rencontré ensuite s’accordent tous à dire que j’ai assisté à un événement traumatique, que j’ai dû voir maman se faire enlever, tuer peut-être, et que je suis en état de choc. Bien sûr, ils n’ont trouvé aucune piste, aucune empreinte. Je me refuse à parler, à dessiner la scène comme ils me le demandent. Papa est d’une infinie tristesse, ses grands yeux bleus sont cernés de noir. Il reste auprès de moi tard dans la nuit et souvent s’endort à mes côtés. Après l’effroi intense vécu la nuit de la disparition de maman et l’immense peine liée à son absence, mes émotions se sont taries. Je ne ressens que le besoin d’être dans ma chambre, là où tout a commencé, et le besoin quasi organique de rejoindre maman, comme si je la sentais encore toute proche, d’une certaine façon.

Dans mon lit, recroquevillée sous les draps, je lis des contes à la lueur de la lampe de chevet. Mes yeux clignent. Je repose le livre et  frotte mes paupières. Sur le parquet, dans le halo lumineux formé par la lampe, une ombre émerge de l’espace sous le lit. Elle se déplace avec une grande douceur, s’arrête un instant, puis reprend son mouvement gracieux. Je l’observe sans appréhension et lui demande si c’est elle, si c’est bien elle. L’ombre s’avance plus encore. Je repousse draps et couverture, pose mes pieds sur le parquet, m’agenouille à côté de l’ombre qui me frôle. L’ombre vient se nicher au creux de mes bras menus, caresse ma joue. Émue, je reconnais maman. Je me couche sur le parquet, les yeux clos de bonheur, enlacée par l’ombre qui me recouvre désormais et toutes deux nous disparaissons, comme aspirées par le plancher, ne laissant derrière nous qu’une faible lueur dans la chambre obscure.

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