Chapitre 4 Séparation

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Le danger était partout, avec la force du courant, tous les objets habituellement inoffensifs devenaient de terribles armes tranchantes. À tout moment, Julien risquait d'être décapité par un morceau de table, transpercé par un parasol ou par l'un des multiples bouts de bois trimballé par l'eau, aussi pointus que des couteaux aiguisés. Des toits en tôle voguaient vers lui à toute vitesse. Là, juste à l'instant, l'un de ces morceaux de tôle venait de le frôler, s'il n'avait pas été vigilant, ce toit aurait pu lui trancher la nuque sans qu'il n'ait eu le temps de s'en rendre compte. Après tout, il valait peut-être mieux être tué net plutôt que de se trouver gravement blessé, se disait Julien intérieurement. Il voyait maintenant des voitures entraînées par les flots, cette vision totalement irrationnelle ajoutait encore à la panique ambiante. Un instant plus tard, passait devant lui un bras ensanglanté posé sur une table en plastique blanc, cette vision d'horreur l'effraya ! On aurait dit qu'un serveur avait placé un mets délicat au centre de son assiette, la réalité était toute autre. Mais où était-il ? Que se passait-il ? Il allait se réveiller de ce terrible cauchemar, se retrouver au petit matin dans son hôtel de luxe dans les bras de Zoé, sentir le doux parfum de sa peau contre lui. La veille encore, ils faisaient divinement l'amour, éclairés par la faible lumière de l'aurore qui transperçait les volets de leur chambre. Mais non, une vérité brutale et froide s'agitait sous ses yeux ! Il nageotait dans le courant dans cette eau trouble, cherchant continuellement à éviter tout objet contondant ou tranchant, la menace pouvait venir de toute part. Sa tête lui faisait toujours mal, après ce choc violent qui l'avait arraché à Zoé. Mais la douleur de la séparation demeurait beaucoup plus forte que celle de sa tête. Il se sentait comme un animal traqué lançant des regards désespérés derrière lui. Il fallait qu'il se sorte de là, mais comment ? Il voyait des gens réfugiés sur des toits, d'autres à l'abri dans des bâtiments, mais lui se trouvait au beau milieu du courant. Il semblait que l'eau ne s'arrêterait jamais d'avancer à l'intérieur des terres, comment était-ce possible ? On aurait dit un fleuve surgi de nulle part. Il n'imaginait pas qu'un tel phénomène puisse exister, pour lui une vague ne dépassait jamais la plage. Il avait bien en tête quelques images de raz-de-marée vues à la télévision, mais dans son esprit, il s'agissait d'une grosse vague qui inondait les abords d'un port ou qui se brisait sur une digue, puis qui repartait d'où elle était venue. Là, le retour en arrière semblait impossible, l'avancée de la vague inéluctable. Il fatiguait, des crampes le guettaient. Il n'avait jamais aimé nager et en prenait souvent aux orteils. Enfant à l'école, il détestait se mettre en maillot de bain devant les autres, déjà une première raison pour lui d'être rebuté par la natation. Ensuite, l'odeur du chlore qu'il exécrait, mais aussi l'eau qu'il trouvait toujours trop froide et enfin la pédagogie très limitée du maître nageur, tout cela l'avait dégoûté de la piscine et de tout ce qui s'y rapportait. Aujourd'hui, le fait de savoir nager le sauvait, mais il regrettait de ne pas avoir un peu plus de technique, il s'épuisait très vite, il fallait absolument qu'il récupère. Il parvint à s'agripper tant bien que mal à un objet flottant, fort heureusement, car juste à ce moment-là, une crampe très douloureuse se déclencha sur les orteils de son pied gauche. Cela lui arracha un cri rauque qui s'étouffa dans les fracas du courant. L'objet sur lequel il prenait appui était une coque de bateau retournée, complètement défoncée, mais la flottaison partielle de cette coque lui donna un répit salvateur. Il se débrouilla pour saisir ses orteils de sa main libre, il attira ses doigts de pied vers lui pour les mettre en extension, cela eut pour effet de stopper la crampe et l'affreuse douleur qui allait avec. Mais il savait que s'il reprenait la nage, immédiatement la crampe reviendrait. Il fallait qu'il puisse se détendre quelques dizaines de secondes. Il dérivait maintenant sur cette coque, son esprit dériva lui aussi, une image surgit tout à coup dans sa tête, elle était totalement anachronique, elle aurait pu prêter à sourire en d'autres circonstances. Il revoyait les pirates dans les aventures d'Astérix, qui terminaient inlassablement leurs aventures sur un morceau de coque au fin fond de l'océan, souvent à cause d'Obélix et de Gaulois gavés de potion magique. Il se souvenait du guetteur noir qui prononçait toujours les mots sans les « R » donnant un effet comique à répétition qui lui plaisait beaucoup. Il aurait bien voulu pouvoir se saisir d'une gourde de potion magique pour se sortir de là ! Mais il n'était pas l'un de ces personnages de bande dessinée, non, il était au cœur d'une autre histoire beaucoup moins comique. Il trouvait curieux le fonctionnement du cerveau qui l'amenait dans une aventure de bande dessinée alors qu'il traversait le pire moment de son existence. Ce devait certainement être l'un de ces subterfuges que le cerveau savait créer pour maintenir l'instinct vital ou atténuer la douleur. Il était bel et bien dans un terrible bourbier et il fallait qu'il survive à tout ça, curieusement, les signaux envoyés par son cerveau lui donnèrent un regain d'énergie et d'espoir. La coque s'affaissa, ramenant totalement Julien à ses préoccupations de l'instant. Ce répit lui avait quand même permis de souffler, il se remit à nager avec vigueur, par bonheur, sa crampe ne revint pas. Il fallait maintenant qu'il se sorte de là. Perdu dans ses pensées, il ne vit pas le tronc d'arbre qui fonçait droit sur lui, il le heurta de plein fouet. Un immense choc sur la tête, puis le néant. Lorsqu'il reprit ses esprits, il flottait à la dérive, il était en train de se noyer, mais dans un réflexe de survie, il cracha l'eau qui avait envahit sa bouche et reprit une grande respiration. Que faisait-il ici dans l'eau ? Combien de temps s'était-il trouvé inconscient ? Il ne se souvenait plus de rien. Malgré son esprit confus, il savait qu'il devait sauver sa peau. Il réfléchirait après. Tout à coup, il vit un toit qui émergeait de l'eau au loin, lui faisant face, comme une petite île au milieu de l'océan, avec un homme debout qui lui faisait de grands signes, il redoubla d'énergie pour que le courant ne l'entraîne pas sur le côté. Il donna tout ce qui lui restait pour lutter contre la force de l'eau et parvenir à proximité de ce toit. L'homme voyait l'effort que fournissait Julien, sentant bien qu'il était en difficulté, il s'était rapproché de son mieux, le plus près possible du bord du toit, il criait des mots incompréhensibles pour Julien. Pas besoin de mots dans ces moments, l'envie de s'en sortir lui suffisait pour qu'il trouve les ressources nécessaires. Le Thaïlandais n'était plus qu'à quelques mètres, il ne fallait pas le rater, car après cet effort, Julien craignait de ne pas avoir l'énergie pour atteindre cet homme. Il le vit se plier vers lui, il aperçut ses deux maigres jambes nues aux muscles bandés par l'effort, les appuis bien ancrés sur la tôle ondulée, lui tendant ses deux bras. Finalement, avec cette énergie du désespoir, Julien réussit à le saisir, ce petit homme à la force surprenante le tira en un rien de temps hors de l'eau. Il était sorti d'affaire, dans un état second, sans totalement réaliser ce qui venait de se passer. Ils se trouvaient sur le toit d'une maison qui n'avait pas succombé à la pression de l'eau, contrairement à certaines de ses voisines. À bout de souffle, Julien s'assit sur ce toit, il fallait qu'il récupère avant toute autre chose. L'homme à côté de lui ne disait rien, il le regardait, le laissant se remettre de cette nage effrénée. Après quelques instants, l'homme vociféra quelques phrases en thaïlandais accompagnant sa parole de grands gestes. Il ne comprenait pas les mots, mais les quelques gestes du Thaïlandais lui permirent d'interpréter vaguement ce qu'il voulait dire. Il montrait à Julien les hauteurs de l'île et il semblait évident qu'il fallait se tirer de là. Ils se trouvaient sur un toit au milieu de l'eau, cet homme avait dû, lui aussi, être pris dans ce terrible courant, ses vêtements humides en témoignaient. Julien comprit qu'il devrait à nouveau nager s'il voulait sortir vivant de cet endroit. Le Thaïlandais lui montra au loin, une route qui montait légèrement. Il devait bien y avoir encore trois cents mètres de nage pour atteindre ce qui pourrait être leur salut. « C'est long trois cents mètres ! », se dit-il. Mais avec le courant, ce devait être possible. Maintenant que Julien avait retrouvé un rythme normal de respiration, le Thaïlandais l'agrippa par le bras, pour l'aider à s'élancer. Se replonger dans cette eau représentait un effort presque surhumain pour lui, d'abord parce que c'était une eau de tous les dangers, mais aussi parce qu'il se sentait à bout de force, vidé psychiquement. Le Thaïlandais qui voyait Julien hésitant, le secoua, lui parlant pendant quelques secondes dans de grandes gesticulations. Bien que Julien ne pipait toujours pas un mot, il sut qu'en gros, son sauveur lui disait qu'il pouvait rester là et risquer de mourir, ou bien se mettre à nager pour se sauver de là. Comprenant qu'il n'avait plus vraiment le choix, Julien s'élança, il se mit à nager, juste derrière ce petit homme musclé. Son compagnon de galère s'efforçait de toujours rester à son contact, prêt à intervenir au cas où Julien se trouverait défaillant. Il avait de la chance d'être tombé sur cet homme très bienveillant, il le remercia d'un regard évocateur. Le courant les entraînait, mais pour atteindre leur objectif, il fallait le laisser partir sur leur droite et affronter sa force latérale. Julien n'en pouvait plus, mais il n'avait pas envie de finir noyé ici. En quelques minutes, ils arrivèrent enfin sur cette route qui montait légèrement, empêchant l'eau de l'atteindre complètement. Au loin, on apercevait les collines. Cette fois-ci, il était sauvé, il prit spontanément le jeune thaïlandais dans ses bras. L'étreinte fut brève, ils repartirent en marchant, le Thaïlandais lui faisant signe de le suivre. Ne sachant toujours pas pourquoi il était ici, il se laissa porter par les évènements, il réfléchirait plus tard.

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⏰ Last updated: Jan 13, 2019 ⏰

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