PDV Kan | J'ai les Crocs

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Du haut de mon perchoir, la nuit paraît plus clémente. Les toits de la ville se découpent nettement sous la lune lumineuse en cette nuit glaciale. Un halo de fumée blanche s'échappe de ma bouche à chaque expiration ; pourtant, je suis très loin de ressentir un quelconque froid. Sous mon treillis de militaire, je ne porte pratiquement aucune couche. Encore un avantage que nous ne partageons pas avec les humains. Nous avons aisément supporté les nuits aux températures négatives de ces derniers mois, là où les autres grelottaient en claquant des dents. Pauvres âmes. J'aurai préféré mourir que naître d'une aussi faible constitution.

Attiré par un froissement non loin de moi, je baisse les yeux vers la ruelle et le vois enfin : ma petite grenouille vient de se tapir derrière une voiture aux vitres explosées. D'ici, je devine presque son corps trembler sous la tension. Il est aussi courageux que couard. Ça n'a pas grand sens, mais s'il y  a bien une chose pour laquelle les humains sont doués, c'est se comporter de façon totalement absurde. 

Pierre — il me semble me souvenir qu'il se prénomme ainsi, même si c'est imprononçable — serre le fusil que je lui ai donné si fort que je m'étonne qu'il ne l'ait pas encore brisé. Ah non, c'est vrai, ce n'est pas un garou, il en est parfaitement incapable. 

Amusé par son comportement de poltron, j'en oublie presque la raison pour laquelle mon attention s'est dirigée sur lui. Une seconde avant qu'il ne soit trop tard, je décolle mes talons des tuiles sur lesquelles je suis perchée pour sauter dans le vide. Avant que ma cible ne s'aperçoive de la mort qui lui tombe du ciel, je dégaine mon arme blanche et, prestement, je liquide l'allemand qui vient de mettre mon allié en joue. 

J'atterris avec souplesse en ployant mes genoux, accueillis par le gargouillis de douleur mêlé de stupeur du militaire qui s'écroule, face contre terre. Alerté par le bruit de ma chute, Pierre se retourne vivement, bien que trop tard. Il me jette ce regard effaré auquel je suis dorénavant accoutumé. Il comprend parfaitement que je viens de lui sauver la vie.

Je lui fais un clin d'œil, avec l'iris du tigre, et me relève pour achever le boche en l'embrochant au niveau du cœur. Je ne regarde pas sa tête, ne veux pas savoir combien il est jeune, ni lire la mort disparaître de son faciès. C'est la guerre, en temps de guerre, les gens meurent. Je préfère que ce soit les méchants. 

— Ne fais donc pas cette tête, Grenouille, dis-je à Pierre. Avec ton casque sur la tête, c'est normal que tu ne l'aies pas vu venir.

Ses yeux écarquillés me dévisagent maladroitement. J'essuie nonchalamment le plat de la lame écossaise sur ma cuisse, affichant un rictus narquois, avant d'avancer d'un pas tranquille vers le soldat. Je sais parfaitement ce qu'il se demande. Je n'ai pas remis le cache-œil, bien trop réducteur en plein combat. Et puis dans le fond, c'est toujours flatteur d'être craint d'un simple regard. 

En parlant de regard, je porte le mien de l'autre côté de la route où un mouvement furtif m'alerte. Aussitôt, j'arrache mon arme des mains ballantes du français pour mettre en joue les silhouettes qui émergent de la rue voisine. La forme au centre s'immobilise et lève les mains en l'air, bien en vue, tandis que celle sur sa gauche, plus imposante, poursuit sa route en traînant une masse informe sur les dalles inégales. Je relâche la pression de mon doigt sur la détente et baisse le fusil pour en poser la pointe au sol.

Je soupire.

— Un peu plus et tu aurais fait concurrence à un champ envahi par les taupes, lancé-je à Egerton.

Pour toute réponse, celui-ci balance à mes pieds le corps presque sans vie d'un SS au grade élevé qu'il observe ensuite pensivement. Il le pousse du bout du pieds, mais l'allemand ne réagit pas. Je le regarde à mon tour et constate qu'il est salement amoché au visage, en plus du torse où s'étend une longe coupure. 

LS - Bonus 1945 - Avoir les crocsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant