Mardi

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Fatigué, le visage marqué par le manque de sommeil, Sasha Vasiliev avait peu dormi cette nuit-là. La soudaine prise de conscience de la veille l'avait privé d'un repos précieux. Après avoir avalé deux tartines de pain dur et bu un verre de lait tiède, le jeune homme dut faire face aux remarques de son oncle sur son état de fatigue. Ce dernier s'inquiéta, demandant des précisions sur ce qu'il avait fait la veille, apeuré à l'idée que son neveu brave le couvre-feu. Sasha répondit que ses devoirs lui avaient pris un certain temps et qu'il n'avait pas trouvé sommeil avant une heure tardive. Son tuteur, conscient du sérieux d'Alexandr, se contenta de le croire sur parole et n'enquêta pas davantage.

Lorsqu'il sortit de l'appartement, le jeune homme lança un œil déçu au ciel : le temps était légèrement moins clément, de fins nuages grisaient cet océan bleu azur, et une brise légère mêlait épines de pins et embruns dans l'atmosphère. Ce matin-là, Alexandr n'avait pas envie d'aller en cours, il voulait retrouver Lyudmila et converser toute la journée, se questionner sur le bien-fondé du système avec son amie dissidente. Il savait qu'il ne pouvait pas compter sur Boris, son oncle, pour ça.Il était un citoyen modèle, bien que certains jasaient en lui reprochant d'avoir appartenu à la résistance communiste avant l'arrivée d'Eiger au pouvoir. En tout cas, jamais Sasha n'avait eu confirmation d'un tel fait. Il lui était dur d'imaginer le brave homme faire quoi que ce soit d'illégal. À ses yeux, son oncle n'était définitivement pas un résistant. Mais il n'était pas pour autant un collaborateur du gouvernement comme pouvaient l'être les parents de Lyudmila. Quand, au détour d'une conversation, Sasha avait avoué à son oncle sa "différence" par rapport aux autres garçons, celui-ci n'avait que peu réagi et s'était contenté de soupirer. Peut-être par désespoir, par pure tristesse que son neveu ne puisse jamais vivre sa vie comme il l'entendait. Ce secret, il ne l'a plus jamais révélé à personne. Il s'était contenté de culpabiliser en voyant les affiches de propagande criminalisant les "rapports criminels et contre-nature nuisant au bien-être de la nation". Lyudmila, elle, s'en était aperçue d'elle même depuis des années, mais n'y avait jamais fait allusion: elle vivait ainsi un amour impossible, unilatéral, pour un garçon hors de sa portée.

Alors que, pensif, Sasha parcourait les rues de Novoyy Bogastvo, la rage au ventre et le sac sur les épaules, il croisa son amie au détour d'une rue piétonne, comme d'habitude. Un simple "bonjour" fut échangé entre les deux adolescents. Lyudmila n'était pas d'un naturel aussi optimiste et rêveur que son camarade. Stoïque et pessimiste, elle avait toujours vu le verre aux trois quarts vide. Confrontée à l'alcoolisme de sa mère et au fanatisme politique de son père, Lyudmila n'a jamais rien connu d'autre que la violence :

« Ça n'a pas l'air d'aller, toi ! C'est rare ! constata la jeune femme en jetant un regard à son ami.

- C'est par rapport à hier ; j'ai lu ton tract et maintenant j'ai l'impression que tout ce qu'on m'a appris est faux, comme si tout le monde m'avait toujours menti. C'est comme si j'avais été aveugle pendant dix-sept ans, fit-il en haussant les épaules.

- La première fois, c'est bouleversant, comme si tu te jetais tout habillé dans la mer sans savoir nager: tu es submergé par tes émotions et tu te rends compte que rien ne sera plus jamais comme avant.

- Je peux te poser une question ?

- Oui, bien sûr.

- Tu n'as pas peur de te faire tuer si on te découvre en train de distribuer ces tracts ? demanda Sasha en ralentissant le pas près du lycée.

- Non, car je sais que ça arrivera tôt ou tard. Honnêtement, je ne suis pas faite pour une vie de soumission, alors je me dis que si je disparais, vaut mieux que ce soit pour une cause qui permettrait à d'autres de vivre dans de meilleures conditions plus tard. Tu seras peut-être le seul à me regretter sur cette île, fit Lyudmila en jetant son mégot de cigarette dans un caniveau.

Malgré-LuiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant