Jeudi

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Comme à son habitude, l'hymne national extirpa Sasha de son sommeil, ce dernier sursauta. Alors que, d'un geste aveugle de la main, il mit fin aux grésillements du poste radio, son cœur s'accéléra. Il devait retourner en cours après avoir poignardé d'un stylo plume le plus violent des élèves de son lycée. La peur de devoir faire face à une dizaine de brutes déterminées à lui donner une bonne leçon était telle que Sasha ne pouvait s'empêcher de frissonner: il savait que sa tête était mise à prix. Ainsi décida-t-il de ne pas aller en cours aujourd'hui, une décision jamais prise dans le passé. Il se réfugierait dans un café ou irait traîner dans le centre-ville avec sa camarade de toujours, jamais encline à assister aux cours que l'État lui infligeait. Alexandr qui fut toujours un bon élève, passionné par les lettres, l'art et l'histoire, ne trouvait plus l'envie d'aller de nouveau se remplir la tête de propagande et d'idées fausses. Il savait que tout ce qui était autour de lui était biaisé: les camps de rééducation des "déviants" étaient de sordides prisons, les asiles où les homosexuels étaient envoyés étaient des camps de torture, l'école et ses "valeurs" était un centre de propagande où tous se rendaient de bon cœur. La vérité devint de plus en plus claire dans l'esprit de Sasha, ses pensées s'imbriquant comme autant de rouages d'un engrenage trop longtemps grippé. Après avoir passé un moment à méditer, les cheveux en bataille, assis sur son lit, il descendit à la cuisine où il ne trouva rien d'autre qu'un papier griffonné d'une écriture maladroite, un verre de lait et une miche de pain: "Je suis parti plus tôt, prend soin de toi, à ce soir.". Sasha ne comprit que quelques secondes plus tard qu'il ne reverrait pas son oncle avant le début de l'opération risquée qu'il avait fait serment de mener. L'idée de ne plus jamais revoir le dernier membre de sa famille encore vivant lui effleura l'esprit, le faisant frémir d'angoisse. Dans le seul but d'embrumer son esprit et de se concentrer sur tout autre chose, le jeune homme alluma le transistor flambant neuf qui trônait sur la table:"

-Et c'est sur ces belles phrases du ministre de l'agriculture que nous passons au bulletin météo: une tempête est attendu samedi en Arcandia, elle devrait arriver par l'est et charrier vents violents et fortes averses. Aujourd'hui, le ciel sera nuageux malgré quelques éclaircies et de fines pluies sont attendues dans l'après-midi et en début de soirée. Demain, les précipitations s'intensifieront sur l'ensemble du terr..." Cracha la radio avant que Sasha ne l'éteigne, la mort dans l'âme."

Se rappelant de l'effet quasi euphorisant que l'absinthe des anarchistes avait eu sur lui, Alexandr se remémora où Boris rangeait sa dose quotidienne d'alcool fort. Il se faufila alors dans la chambre de ce dernier: une pièce exiguë et sans fenêtre dans laquelle il n'avait pas pour habitude de rentrer. Prenant soin de ne pas piétiner le tapis neuf, il longea l'armoire et arriva aux abords de la table de nuit. La petite porte émit un grincement en dévoilant le contenu du meuble: une petite enveloppe de papier kraft, une flasque de spiritueux et un morceau de tissu pourpre maintenu enroulé par une cordelette. Ne sachant pas par quoi commencer, Alexandr extirpa la bouteille aux deux-tiers vide du meuble et la disposa sur le sol, à portée de main. Puis il sortit l'enveloppe et remarqua qu'elle était ouverte et déchirée à certains endroits. Curieux, il décidé de la garder pour la fin et s'empara de la pièce de tissu qu'il déplia soigneusement, dévoilant sur le fond rouge, un bouclier doré sur lequel était brodé "GMOR". A la vue du logo révolutionnaire, le cœur de Sasha fit un bond: son oncle avait bel et bien appartenu à l'organisation paramilitaire ayant tenté de repousser les troupes d'Eiger pendant la guerre civile. Il bondit alors sur l'enveloppe, soucieux de découvrir ses secrets et plongea sa main à l'intérieur, extirpant ainsi un nombre conséquent de feuilles et de reliques en tout genre. Il les disposa rapidement au sol et s'aperçut qu'un nom revenait régulièrement: Irina Vassilieva. Acte de naissance, carte d'adhésion aux jeunesses communistes, médailles en tout genre floquées de ses initiales... L'œil de Sasha fut principalement attiré par quelques négatifs enroulés précautionneusement dans un cylindre de bakélite. En les regardant face à la lumière, le jeune homme vit pour la première fois le visage de ses parents. Son oncle Boris avait toujours refusé d'en parler, il n'avait même pas évoqué le nom du père. Les deux jeunes gens qui s'enlaçaient, dos à la mer, exhalaient le bonheur. Les cheveux courts que Sasha devinait blonds, Irina avait la même mèche rebelle que son fils. Son père, un homme à la chevelure sombre et bouclée portait une paire de lunettes rondes rappelait à maints égards Alexandr. Sur le négatif suivant, Sasha vit sa mère en tenue militaire, l'air sérieux, un fusil sur l'épaule gauche et une cigarette entre les lèvres, son père était assis dans un uniforme similaire sur un rocher, l'air jovial. Alors que le jeune homme admirait longuement chaque photographie, une larme coula doucement sur sa joue sans même qu'il ne s'en rende compte. Il ne s'agissait pas de tristesse mais d'une certaine nostalgie, une nostalgie d'une liberté qu'il n'avait pas connue. Au détour des photographies, il aperçu le visage encore jeune de son oncle, brun, ce dernier approchait doucement de la trentaine et portait le bouc avec une étonnante élégance. Une fois qu'il eut achevé de consulter les négatifs, Alexandr se pencha sur les documents, l'un d'entre eux le fit frissonner, l'avis de décès d'Irina Vassilieva et d'Artiom, signé par le gouverneur des armées arcandiennes. En le lisant en diagonale, le lycéen frissonna, il apprit que le couple avait été capturé en banlieue de Glazov par une patrouille alors qu'ils placardaient des affiches, interrogés par les services de renseignements militaires, le document précisait que ni Irina, ni Artiom avaient révélé les noms de leurs collaborateurs du GMOR. La date de leur exécution marqua profondément Sasha: c'était le jour de son premier anniversaire. Lui qui n'avait jamais connu l'amour d'une mère pleurait à chaudes larmes et lui en voulait presque d'avoir ainsi risqué sa vie. En parcourant les documents éparpillés au sol, il trouva une lettre manuscrite à demi déchirée et tenta de déchiffrer les mots qui n'avaient pas été effacés par le temps:

Malgré-LuiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant