Chapitre 5 - Aidan

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Aidan

  Depuis quelques jours, tout n'était que défilé incessant de chevaliers, allant croissant de jour en jour.
   Lorsqu'il n'était pas occupé à prendre soin des pensionnaires équins du château, Aidan s'asseyait sur un muret de pierre, dans la cour, et les regardait passer avec un intérêt marqué. Belles armures et belles montures, caracolant en brandissant de chatoyantes armes, chacun paraissait à ses yeux plus fier et noble encore que le précédent. Je serai des leurs, un jour, se plaisait-il à rêvasser. Le plus grand et le plus brave chevalier que le monde aura jamais connu ! Peut-être pourrait-il demander à Père de le faire écuyer ? Mais demeurait en suspens la question de savoir s'il l'oserait...
   Les cavaliers restaient un jour, rarement deux, au manoir, puis s'en allaient vers l'ouest. Toujours l'ouest. Chaque départ était suivi de nouveaux ragots, se répandant dans les couloirs du manoir, de petite main à petite main ; le garçonnet n'y portait qu'un piètre intérêt, et ce d'autant plus que nul ne lui avait réellement consacré de temps jusque-là. Cela lui convenait. « Personne ne doit savoir, avait dit Père en le fixant de ses yeux gris et froids. Jamais. Ce secret, enfant, restera entre nous. » Il y avait pire situation, après tout. Tous le traitaient avec gentillesse, ici – et la compagnie des chevaux n'était pas si désagréable qu'on pouvait le croire.
En parlant de cheval... Lady Lynce – elle qu'on qualifiait de demi-centaure – traversa la cour en toute hâte, attifée comme un garçon. Elle revenait sans doute de sa chevauchée matinale ; elle avait l'habitude de parcourir, dès l'aube, bourgs et champs alentours avec son père. Lord Enster étant parti au Donjon d'Hiver depuis quelques jours, c'était à son fidèle intendant Eben que revenait la tâche d'inspecter le domaine des McCalliscian. Si Eben McEvrard n'avait ni la stature, ni l'autorité de Père, il n'en demeurait pas moins compétent, et tous ici le respectaient pour cela. Pour l'heure, sans doute avait-il rejoint son bureau, où il se claquemurait toute la journée pour gérer les comptes de la maison.
   Machinalement, Aidan sauta à bas de son perchoir et se dirigea vers les écuries. À peine plus grandes que celles de la maison, avait-il constaté la première fois – avant de se souvenir que ce château était désormais sa maison, et qu'il valait mieux oublier tout ce qui pouvait bien avoir trait au passé. Bientôt trois mois – déjà ! le temps, décidément, filait plus vite qu'il ne le pensait.
   Épine se reposait dans sa stalle, attendant sagement que l'on s'occupe d'elle. Rarement créature avait-elle si mal porté son nom : le garçon ne connaissait pas de pouliche plus tendre et docile que celle-ci. Tandis qu'il s'approchait, elle se contenta de le dévisager d'un air placide, tendant l'encolure pour le flairer de ses naseaux soyeux. Il aimait bien passer du temps à prendre soin d'elle ; cela lui donnait l'impression – illusoire, certainement, mais qui avait au moins le mérite d'exister – de se rapprocher de sa demi-sœur. Il s'installa sur une botte de paille afin de l'observer pendant qu'elle mangeait. Une vie simple et agréable, pour un être qui n'en demandait pas davantage.
— Au fond, peut-être qu'on se ressemble, toi et moi, fit-il pensivement.
— Depuis quand parles-tu aux canassons ?
   Le garçonnet sursauta, se retourna. Leandras, nonchalamment appuyé sur sa fourche, lui retourna un regard rieur. Depuis ses débuts aux écuries, Aidan ne l'avait jamais vu dépourvu de son air espiègle, au point que c'en était devenu partie intégrante du personnage.
— Tu te figurais peut-être qu'elle te répondrait ?
— Je ne suis plus un bébé, s'agaça-t-il. Tout le monde sait bien que les animaux ne parlent que dans les contes et les chansons.
   Il secoua la tête, les joues cramoisies, comme pour se remettre les idées en place – ou appuyer cette ridicule évidence. Ayant le sentiment que Leandras n'ouvrait la bouche que dans le but d'insister, il décida de le devancer.
— Tu m'observais depuis combien de temps ?
— Oh, pas bien longtemps, rassure-toi. Pour tout te dire, j'ai passé davantage de temps à te chercher qu'à t'espionner. Maryse a sans doute pensé que ce serait une bonne idée de me déléguer sa mission, à savoir te chercher et te ramener auprès d'Aria.
Il haussa les épaules.
— Il faut croire qu'écouter ce joli cœur d'Harrold la passionne bien plus. Mais peu importe ! Allez, ouste, va vite rejoindre Aria aux cuisines. Je dois encore retrouver Kel et Annabelle, ne traîne pas dans mes pattes.
   Après une dernière caresse à Épine, le garçon déguerpit sans mot dire.

   Il trouva Aria, non pas aux cuisines comme l'avait indiqué Leandras, mais dans la cour, s'affairant à charger des vivres sur un chariot sous les ordres de lady Aleya elle-même.
— Deux sacs de farine, égrena cette dernière. Un tonneau de vin de Mystra. Un baril de bière blonde. Une meule de fromage...
   Elle s'interrompit en voyant le petit arriver. Emporté par un brusque mouvement, le bas de sa pelisse grise ondula dans son sillage.
— Approche, lui lança-t-elle avec un signe de la main impérieux. Aidan, c'est cela ? Aria m'a vanté ton talent avec les chevaux. Veux-tu bien t'occuper de nos chers vieux sommiers ?
— À vos ordres, ma dame.
   Il esquissa une vague révérence avant de s'atteler à la tâche, se dépêchant de se détourner. S'il y avait bien une personne qu'il était incapable de dévisager, c'était bien la femme de son père ; maintenir constamment les yeux baissés en sa présence lui semblait une assez bonne manière de lui dissimuler leur couleur.
   Il fila du côté de Pansu et de Ventru, rejoignant ainsi une jeune fille qui semblait à peine plus âgée que Lynce. Elle aussi arborait une crinière blonde lui arrivant aux épaules ; cependant, la ressemblance s'arrêtait là. Elle condescendit à peine un coup d'œil à Aidan. Comment pouvait-elle bien s'appeler, déjà ? Kira, non ? Oui, c'était sans doute cela. Pas une compagne des plus bavardes, mais cela lui convenait.

   Lorsqu'il eut fini, il aida Aria à finir de préparer le chariot, après s'être assuré que lady Aleya ne se trouvait pas dans les parages – il préférait l'éviter autant que possible.

  La jeune servante, contrairement à Kira, ne se montra pas avare en bavardages. Aidan n'avait que faire de connaître les histoires de cœur d'Harrold et Maryse, et ne s'intéressait pas davantage au départ d'un certain Lufrelin pour le château d'un seigneur voisin, mais écouter la voix légère de la jeune fille n'était pas pour lui déplaire. À un moment, redressant la tête, elle héla Leandras qui passait par là avec deux autres jeunes gens.
— Frérot ! Tu ne voudrais pas venir nous aider ?
   Il refusa tout d'abord, mais sa sœur le tira tant et si bien qu'il n'eut d'autre choix que de s'y mettre, non sans force râleries et taquineries. À eux quatre, ils eurent terminé avant la fin de la matinée. Ils mirent leur temps libre à profit pour épauler les autres, qui attelant les chevaux, qui entassant encore sacs et tonneaux et barils.
   Aidan eut droit à une collation de pain et de fromage, suite à quoi l'ordre du départ fut donné. Malgré ses interrogations quant à la raison de tous ces préparatifs, Leandras persista à morigéner sa curiosité, Kel et Annabelle s'en furent, et Aria secoua la tête d'un air amusé avant de s'installer dans l'un des chariots.

   Il craignit un instant d'être laissé derrière. Tous ne partiraient pas ; le manoir n'était jamais totalement désert, et toujours demeuraient quelques serviteurs afin de le maintenir accueillant. C'était le cas de Kira, notamment, à ce qu'il avait compris.
   Toutefois, Aria le hissa à côté d'elle, lui ménageant un espace confortable au milieu des céréales et des légumes secs.
— En route ! Est-ce que ce n'est pas terriblement excitant ?
— Mais où va-t-on ? s'ébahit-il.
— Tu verras bien, répondit-elle avec un de ces sourires dont elle avait le secret.

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