Chapitre 2 - Thennar

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   Comme embrasé par le souffle d'un dragon, le ciel se teintait de rouge et de jaune. Le soleil, étincelante boule de feu descendant sur l'horizon, peignait d'or les tours du château de pierre ; et ses rayons ardents s'entremêlaient avec les eaux tumultueuses de la rivière en une tapisserie de lumière.
   Perché sur le chemin de garde, le jeune prince guettait.
   Il leva les yeux vers les tours, qui le dominaient de toute leur arrogante majesté. Là-haut, quelque part tout là-haut, se trouvait sa jeune sœur, avec pour seule compagnie des oiseaux et des gargouilles. Tarran avait l'habitude de se jucher sur quelque corniche et, de là, abaisser sa vision sur l'horizon, savourant la sensation d'être reine du monde entier, du haut de ses six ans.
— C'est vraiment incroyable, Thennar ! s'était-elle un jour exclamée, les yeux pétillants. Tu ne peux pas savoir, c'est si... si...
— ... dangereux, l'avait interrompue Lanna. Mère dit que tu pourrais tomber et mourir.
   Lanna, elle, avait toujours été raisonnable.
   Aussi douce et docile que sa sœur était fougueuse et indomptable. Elles n'avaient pourtant, quoi ? que quelques minutes d'écart – et cependant de nuit et de jour, de glace et de feu. On avait coutume de dire que Lanna tenait davantage de sa mère, quand Tarran passait pour digne fille de son père. Et moi, je ne suis qu'un bâtard.

   Il n'avait pas pour habitude de se laisser entraîner par Tarran dans ces bêtises aériennes, à voltiger d'un pied sur l'autre avec au-dessus le ciel, au-dessous le vide, et entre les deux le vent qui tentait de le jeter plusieurs mètres en contrebas. Mais aujourd'hui était un jour spécial – et il avait juré de guetter.
   Une clameur lui fit baisser les yeux. Environnée d'un nuage de poussière, une troupe s'approchait ; une meute de limiers hurlants précédait une escorte de chevaliers, revêtus d'étincelantes armures et arborant d'éclatantes couleurs. Ors brillants, éclats métalliques, et mille nuances, mille tons, reproduisant toutes les teintes possibles ou imaginables... Il reconnut ici le bronze et azur du vieux lord Jon, là le mauve et argent de lord Daeren, ou encore l'indigo profond des McAvallon ; et, au centre – son cœur bondit – le noir et rouge de Père. Le jeune garçon crut distinguer, derrière la royale silhouette de son père, une grande forme blanche mouchetée de rouge, avec sur la tête ce qui ressemblait à une majestueuse ramure. Père avait donc vaincu ! Il s'était incliné, le majestueux cerf blanc, face à la puissance du dragon – et cela, Thennar n'en avait jamais douté, même si son cœur lui sembla tout à coup plus léger. Il en avait entendu conter, des histoires de terribles accidents de chasse, de plastrons défoncés par un quelconque sanglier, d'imprudents cavaliers piétinés, de chiens à l'agonie, mais Père était d'une tout autre espèce, et jamais il ne se laisserait prendre au piège par un animal de cette extrace, si légendaire et vénéré soit-il. Le dragon ne se laissait jamais vaincre.

   Le garçon agrippa un merlon, se déplaçant prudemment de côté. Un regard vers le bas, furtif, imprudent. Un pas de travers, et la chute serait fatale ; Lanna avait raison. Lanna avait toujours raison. Cela avait le don d'horripiler Tarran.
   Son pied tâtonna quelques secondes, avant qu'il ne trouve une saillie. Il y cala sa botte, remonta son genou, tira sur ses bras, les doigts crispés sur la pierre rugueuse. Encore un effort – et il se hissa, jetant sa jambe par-dessus le rebord, se laissant entraîner, puis se releva après avoir roulé sur lui-même. Il avisa rapidement une trappe, dont il fit basculer la grille. Il s'y glissa, se réceptionnant avec sa souplesse d'enfant. Quelques marches en colimaçon, qu'il dévala à toute vitesse, et il se retrouva dans une grande salle carrée, un peu poussiéreuse, avec deux statues de lion jetant sur lui un regard mauvais. Sans y prêter vraiment attention, il s'arrêta afin d'épousseter rapidement ses vêtements : une tunique de coton noire, frappée du dragon rouge des McKol, passée par-dessus des chausses de même couleur et maintenue à la taille par un ceinturon de cuir. Il enfila rapidement son manteau de laine, qu'il avait laissé gisant en boule sur le sol. Le contact du tissu, chaud et doux, le fit sourire de satisfaction.
— Prince Thennar ? Ah, vous voilà donc !
   La porte pivota sur ses gonds, sans bruit, dévoilant une Aniella visiblement soulagée.
   Fille cadette d'un petit noble, elle était arrivée au château voilà déjà quelques mois. Ses grands yeux bruns et son sourire innocent avaient rapidement convaincu Carmela, la gouvernante de Tarran, et lui avaient assuré une place auprès de la jeune princesse. Un travail qui n'était pas de tout repos... même si sa jeune protégée semblait lui porter une certaine affection, chose inhabituelle chez elle.
— Messire votre père vient de rentrer. Il vous attend en bas. Mais... par hasard... auriez-vous vu votre sœur ? Je la cherche depuis des heures.
— Elle doit être quelque part dans l'aile Est du château.

   Le temps de descendre, et la troupe s'était rassemblée dans la cour du château. Père, juché sur son grand étalon noir, un bandeau d'or serti de rubis ceignant son front haut, dardait sur ses compagnons un regard royal.
   Thennar s'approcha de quelques pas. Un homme doté d'un heaume en forme de mufle de lion, encore vigoureux malgré sa chevelure blanchie par l'âge, causait jovialement avec Père.
— Cet animal est entouré de moult contes et légendes. En avez-vous déjà entendu parler, sire ?
— Tantôt. On dit de ce cerf blanc qu'il serait seigneur de la forêt. Il régnerait sur le Bois-Royal, hôte et protecteur de tous ceux y vivant, du moindre loup à la plus minuscule souris.
— Alors prenez garde, Votre Majesté, à ce que ses sujets ne vous tiennent rigueur de sa disparition, intervint un jeune elfe aux boucles d'argent et à l'air malicieux, revêtu de mauve. Des andouillers sont bien plus redoutables qu'ils n'y paraissent au premier abord.
   Cette audacieuse pique entraîna quelques rires. Père attendit qu'ils se soient éteints pour répliquer.
— Le dragon ne saurait s'incliner face au cerf, lord Daeren.
   Il arborait un de ces sourires froids, qui, s'ils creusaient dans ses joues de petites fossettes et modifiaient son auguste figure, laissaient ses yeux vert émeraude de pierre. Un air qui avait toujours intimidé son fils, quand bien même il ne lui était pas adressé. Comment pouvait-on soutenir pareil regard, lourd de signification, quand il se posait sur vous ?
— Non, bien évidemment, Votre Majesté, s'empressa de répondre le jeune présomptueux, ayant la décence de baisser la tête d'un air contrit. Tel n'était pas mon propos.
   Sans lui accorder davantage d'égards, le roi se détourna de lui.
   Et soudain, il s'arrêta ; puis, en une unique seconde, sa physionomie se transforma – comme un rayon de soleil qui l'illuminerait tout à coup. Sa nuque se détendit, ses prunelles étincelèrent ; et sa lippe de s'animer d'un véritable, d'un chaleureux rire. Qui avait donc bien pu provoquer pareil changement d'humeur ? Thennar tourna la tête, suivant son regard.
   Mirranda accourait gracieusement, tout en boucles blondes soigneusement coiffées et pans de précieuse soie verte, assortie à ses grands yeux doux. En guise de bijoux, elle n'arborait qu'un simple diadème d'argent. Malgré ces modestes parures, sa beauté n'en ressortait que davantage ; car la mère de Tarran et Lanna était indéniablement belle, avec sa blondeur radieuse et sa peau satinée, et tout le monde ne cessait de le répéter – Père n'y faisait pas exception. Bien qu'elle passât tout près de lui, elle n'accorda pas même l'ombre d'un regard au fils de son époux.
Père, démontant avec aisance malgré son encombrant équipement, s'agenouilla devant elle afin de lui baiser les doigts. Il lui dit quelque chose, que Thennar n'entendit pas : un cri de bonheur venait de retentir derrière lui. Tarran courut se jeter dans les bras de son père, suivie par une Lanna bien plus calme, mais tout aussi enthousiaste.
— Thennar, approche donc !
   Père l'avait repéré, et lui souriait, l'invitant à se réfugier dans son étreinte rassurante. Sans se faire prier davantage, le jeune garçon se précipita vers lui, tout à sa joie de le revoir. Il n'y avait plus d'inquiétudes, plus de Mirranda, plus même d'honorables seigneurs aux yeux braqués sur eux, seulement lui, ses sœurs et leur père. Père était revenu, sain et sauf.
— De si émouvantes retrouvailles, commenta lord Daeren, si près et pourtant si loin. Mais est-il bien raisonnable, sire, d'exposer ainsi votre bâtard aux yeux de tous ? C'est infliger une peine bien cruelle à lady Mirranda...
— Ne m'impliquez pas, McRaenyra. Un bâtard, certes. Mais plus honorable et clairvoyant que vous, à ce qu'il semblerait, en dépit de votre haute naissance.
   La voix de Mirranda s'était faite venin, comme des éclats de glace dans du miel. Cependant, cela n'était pas, et de loin, le plus stupéfiant. Ai-je bien entendu ? se demanda Thennar, incrédule. Elle... elle vient de prendre ma défense.

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