Au nom d'une guerre

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Elle venait d'une contrée assez éloignée de ces steppes entourées de chaînes montagneuses. Pour être précis, d'une contrée de l'autre côté de cette montagne haute et massive située à l'Ouest, entourée de neiges éternelles. Elle avait dû la traverser, se battre contre le froid mordant des hauteurs, marcher pendant des jours, des semaines, pour arriver dans ces steppes balayées par des vents violents, faisant voleter les quelques mèches brunes qui s'échappaient de sa coiffure.

Kamimila regardait les siens qui suivaient leur chef, se mettre en rangs, serrés, constituant une armée puissante et invincible selon les rumeurs qui parcouraient tout le continent des Terres Libres. Elle en faisait partie, comme tout un chacun. Seuls les vieillards et les enfants étaient restés dans les villes et villages de leur pays, avec une poignée de gardes. Au cas où.

L'adrénaline du combat à venir montait peu à peu en elle. Elle posa sa main, qui ne tremblait pas grâce à toutes ces heures d'entrainements et de trop nombreux combats menés, sur son sabre orné de deux plumes. Deux plumes rouge orangé de l'Oiseau-Tonnerre, emblème de son peuple. Les légendes racontaient que les Wakinyans renaissaient après être inhumés par les flammes. Les priver de ce dernier rituel les condamnait à errer sans fin dans une mort atroce et dénuée de repos.

Son corps svelte et souple s'était tendu un peu, se préparant au premier assaut de leurs ennemis. Ennemis qu'elle ne pouvait voir pour le moment, étant dans les lignes arrière. Mais elle sentit la tension devenir palpable, la détermination devenir tangible et les murmures des hommes et femmes qui lançaient des derniers mots d'espoir au ciel encore si sombre s'élever. L'aube n'était pas pour tout de suite. Elle restait muette, son regard ambre devint dur et impitoyable, tant sa concentration sur les prochaines heures était forte.

Soudain les premiers cris retentirent. D'abords ceux des adversaires, qui apparemment fonçaient droit sur eux, puis de ses semblables qui repoussèrent facilement cette première vague. Kamimila commença à trépigner, à devoir rester sur sa position, sans pouvoir aider. Puis vinrent des cavaliers, agiles, forts et aguerris. Ils traversèrent les lignes rapidement, certains arrivèrent même dans les rangs où se trouvait la jeune femme.

Cette dernière s'accroupit quelques secondes, le temps d'éviter une lame qui l'aurait décapitée sans ses réflexes, pour mieux se propulser dans un saut qui l'amena à hauteur du cavalier dans lequel elle planta son sabre si profondément qu'il ne put souffrir longtemps. Une fois son arme retirée du corps qui s'écroulait, tout se passa vite. Les pirouettes et les esquives s'enchainèrent aux coups portés dans des chairs déjà malmenées. Elle virevoltait, dansant presque au milieu des duels de cette guerre. Une guerre d'un envahisseur qui allait écraser cette liberté qu'ils avaient mis si longtemps à mettre en place. Et cela, elle ne les laisserait pas faire ! La guerrière redoubla d'effort, sauvant par la même occasion un de ses compagnons d'armée.

La fatigue se faisait sentir, les heures s'écoulant, amenant avec elles les premières lueurs de l'aube. Mais il fallait la refouler, ne pas y penser, rester concentrée sur la bataille.

Les rangs s'éclaircissaient, tant dans son camp que dans celui adverse. Son chef se situait plus loin, combattant apparemment le général de cette armée ennemie. Un rayon du soleil vint éclairer le visage de l'opposant du chef wakinyan, et son sang se figea au même instant. Cela ne pouvait être vrai.

Sa main avait failli lâcher son arme tant la surprise l'avait prise à la gorge. Il ne pouvait s'agir de lui. Et surtout pas en tant que général d'une armée qui combattait contre son peuple.

Ses doutes furent comme une décharge, elle parvint à terrasser avec des mouvements souples et rapides à droite et à gauche, se créant un chemin vers son objectif. Elle était presque parvenue à leur hauteur lorsqu'elle vit avec horreur son chef mettre un genou à terre. La minute d'après, il gisait au pied de l'Elfe des Forêts. Les cris de joie des ennemis retentirent, les hurlements de terreur des Wakinyans résonnèrent, mais tout cela était comme assourdi aux oreilles de Kamimila. Car c'était bien lui. Plus de doute possible.

C'était lui, c'était Aranel. L'Elfe des Forêts. Celui qu'elle avait rencontré bien des années auparavant. Dans un contexte si différent. Pourquoi l'elfe à la chevelure argentée était devenu le général de cette armée d'envahisseurs ? Elle voulait comprendre, elle voulait des explications.

Quand leurs yeux se croisèrent, son cœur fit un bond et elle lut la même surprise, la même peur et les mêmes questions dans le regard vert eau de son ancien amant. Le temps se figea, ils étaient dans une bulle hors du temps. Dans une bulle à l'apparence calme et pourtant une tempête se déchainait.

Tant de sentiments se bousculaient dans leurs cœurs. Leur amour revenait avec force en eux, balayant la colère et la rage de ce combat qui les avait opposés durant la nuit, et tellement de questions qui faisaient bouger leurs lèvres malgré qu'aucun son ne fût émis. Les questions et les réponses essayaient de passer par leurs regards, d'ambre à turquoise, de turquoise à ambre, sans pour autant les satisfaire pleinement.

Ils arrivaient à lire en l'autre la tristesse d'avoir été séparés par les aléas de la vie, car venant de deux peuples, certes en paix, mais différents, à lire l'absence de l'autre qui brûlait en chacun d'eux. Ils comprenaient la rage mise dans les arts du combat pour ne pas se consumer de douleur. Ils revivaient leur amour incandescent dans ces quelques minutes où leurs regards furent accrochés l'un à l'autre.

Mais pour le reste, comment raconter des décennies de vie par un simple regard ? Comme expliquer d'être devenu un paria, un général d'une armée de conquérants ? Comment demander pardon pour lui avoir fait cela ? Lui qui pensait ne plus la voir, lui qui avait cru qu'elle était partie vagabonder après leur séparation forcée, il se retrouvait là, en face d'elle, les mains salies par le chef de la tribu de son aimée. Il n'arrivait pas à tout lui dire, tout lui faire comprendre.

Tout ce qu'il fut capable de faire, écoutant son cœur, son désir, c'était de se rapprocher d'elle, de poser sa main sur son sabre, même si lui-même ne lâchait pas son épée. Elle sentit son cœur s'accélérer, son souffle se couper, mais elle ressentait le même désir urgent de presser ses lèvres sur les siennes.

Une minute, une heure, une éternité ? Ils ne sauraient le dire, mais ce baiser avait la saveur salée des larmes qui s'étaient mêlées à leur étreinte, le parfum sucré de l'amour retrouvé, le goût amer des regrets de ne pas être restés ensemble et le parfum acide des remords de ce qui était fait au nom d'une guerre.

Leur bulle éclata soudain au bruit d'une lame qui trancha l'air et les chairs. Un corps s'affaissa dans les bras de l'autre, un dernier regard mêlé de larmes qui ne surent que demander pourquoi? , du sang qui goutta dans l'herbe sèche de la steppe, noyant l'Amour par le Devoir. 

Au nom d'une guerreWhere stories live. Discover now