03 • En morceaux

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« La vraie lecture commence quand on ne lit plus seulement pour se distraire et se fuir, mais pour se trouver. » Jean Guéhenno

Comment reprendre pied avec sa conscience après avoir été percutée de plein fouet par quelque chose d'aussi aberrant ? Me voilà perdue au beau milieu de nulle part, faute d'en savoir plus sur ma position géographique, dans ce qui semblerait être un dédale a priori inconnu.
Il faudrait sans doute commencer par tenter de recoller les morceaux, à la façon d'un puzzle. Dans ce cas, le truc consiste à débuter par ce qui est immuable, peu importe qu'il y ait dix, cinquante, cent, voire cinq mille pièces éparpillées : les angles et les bords.
Aussi, pardonnez-moi, mais j'en ai oublié de me présenter.
Je m'appelle Lise-Marie Lecompte. J'ai eu quarante et un ans à la fin du printemps dernier. Native du signe des Gémeaux selon l'astrologie tropicale, et du Dragon de Feu dans l'astrologie chinoise.
Je résidais alors dans la banlieue parisienne, dans un quartier assez résidentiel, non loin d'un magnifique parc forestier où j'adorais me balader.
Mais encore ?
Si mon boulot consistait à farcir des hamburgers à la chaîne et faire cuire des frites à la tonne dans la cuisine d'un des points de restauration rapide d'un parc d'attractions, ma passion était l'écriture à laquelle je m'adonnais durant mon temps libre. Quand je n'avais pas le nez plongé dans un livre, puisque l'on pourrait me qualifier de bouquinauvore. Que ce soit les livres papier ou sur ma liseuse.
Mais encore ?
Brune aux yeux noisette, mesurant un mètre soixante-douze pour un poids que je préférerais garder sous silence. On peut dire que mon état de santé est relativement bon, compte tenu des circonstances et bien qu'une myopie se soit invitée dans ma vie durant l'enfance. Je ne fume pas, malgré une tentative peu concluante à l'adolescence, et je ne bois que de très petites quantités d'alcool. Pas de traitement médical de longue durée, et il ne m'arrive de prendre des comprimés que lors de crises de maux de tête chroniques.
Mais encore ?
Je vis en compagnie de ma mère, maintenant à la retraite, et trois chats, tandis que j'étais sans nouvelles de mon père qui réside en Normandie. Il y a aussi une sœur aînée domiciliée dans le Limousin. Soit dit en passant, je suis célibataire et sans enfant.
Mais encore ?
Niveau écriture, j'ai déjà publié quatre essais ésotériques chez un éditeur dit classique et connu la joie de voir ces livres dans les étals des librairies, comme la Fnac des Halles à Paris ou encore chez Gibert Jeunes, près du boulevard Saint-Michel. Deux romans ainsi qu'une nouvelle ont vu le jour en tant qu'ouvrages autoédités, en livres papier et en e-books, sauf pour la nouvelle Analepse qui est une exclusivité numérique. Un autre roman quasi terminé dort encore dans un tiroir, inédit à ce jour.
Mais encore ?
Depuis le début de l'année 2017, peu après la publication du second tome de la Trilogie Draconia, Le Glaive de la Liberté, je n'ai pas avancé d'un iota sur le moindre manuscrit. Que ce soit un des romans ou des idées de nouvelles figurant pourtant parmi les projets livresques en attente sur le disque dur de mon ordinateur portable. Voilà quelque chose dont je ne m'explique même pas l'origine. Je n'ai pas l'impression qu'il s'agit du syndrome de la page blanche ni d'un manque d'imagination. La preuve : une nouvelle idée de roman s'était invitée après avoir visionné une vidéo d'une BookTubeuse enthousiaste sur les titres écrits par une romancière américaine. Ce qui m'a fourni l'inspiration de base pour un spin-off lié à un de mes projets à venir. Un projet assez plaisant, qui n'avait pas été envisagé au départ, mais dont le potentiel était déjà gorgé de promesses intéressantes. Du moins, au moment de l'écriture.
Mais encore ?
Pourquoi est-ce que je n'arrivais pas à me mettre à un nouveau livre ? Comme je vous l'ai dit, ce n'était pourtant pas les titres qui manquaient. Ils se sont entassés joyeusement, pêle-mêle, au fil des années, alors que je planchais déjà sur d'autres histoires. Dès que je branchais mon fidèle destrier informatique, et que la page blanche du traitement de texte apparaissait, tout le reste fichait le camp ! Impossible d'écrire quoi que ce soit de potable ! Du moins, rien qui soit satisfaisant. Frustrée, j'arrêtais tout. Soit pour retourner à une lecture en cours, soit en vadrouillant sur mes réseaux sociaux où je ne parvenais pas à évoquer ce que l'on pouvait qualifier sans mal de « panne d'écriture ». Cette année, j'ai surtout planché sur des articles sur mon Blog et posté des infos sur ma Page d'Auteure sur Facebook.
Si je n'avais pas trop prêté attention à ça en début d'année, l'absence du moindre texte en progression finit néanmoins par se faire sentir à l'approche de l'Automne.
L'Automne...
Pardonnez-moi cette digression, mais c'est sans doute l'une de mes saisons préférées, même si elles ont toutes leur charme.
J'avais commencé à écrire mon tout premier roman en Automne, au moment de l'Équinoxe de septembre, durant l'année 2004. Ce qui commençait déjà à dater. Avant cela, c'était aussi au début de cette saison, magique pour moi, que débutait mon intérêt pour l'ésotérisme ainsi que la divination et les sciences occultes.
L'Automne.
Nous étions d'ailleurs en plein dans cette saison magnifique, cette année, alors que je déambulais parmi les étagères d'une librairie à Paris, avant qu'un lapin en peluche ne vienne chambouler ma petite existence bien tranquille.
C'est après l'avoir suivi que j'ai fini par tomber littéralement dans un tunnel démentiel, avant de me retrouver dans un endroit plus qu'étrange et qu'un type encore plus bizarre ne me fasse comprendre que je venais de perdre pied pour de bon avec ma réalité.
Retour à la case Départ.
Dans la vaste pièce sombre où un type étrange a surgi d'un miroir devenu un tableau.
Mais bien sûr... C'est le genre de chose qui m'arrive au moins une fois par an !
ironisais-je tant bien que mal, en compensation de la frousse qui m'étreignait.
J'étais toujours plantée là, comme un piquet, devant le Fou qui m'observait avec la même curiosité sur le visage que s'il venait de découvrir une nouvelle espèce animale, ou végétale, voire même minérale, à en croire l'immobilité qui venait de me saisir.
Le plus paradoxal tenait en la multitude de questions lancées à une vitesse vertigineuse. À tel point que je les aurais presque entendu passer, emportées par leur élan. Comment avais-je pu passer d'une tranquille libraire de quartier à ce genre d'univers où le n'importe quoi semblait régner en maître incontesté ? Est-ce que ce fichu lapin en peluche était télécommandé ? Qui a pu forer un trou aussi balèze sous la librairie ? Suis-je tombée pas loin du trente-sixième dessous de l'enfer, voire au-delà ? Comment un type a-t-il pu sortir d'un tableau ? Comment fait-on pour repartir d'ici ?
C'était en fait la seule interrogation digne d'importance.
Comment faire pour repartir d'ici et rentrer chez moi ?
Le Fou a sans doute perçu cette question muette et son regard m'incitait pourtant à l'énoncer à haute voix. Ce que je fis sans attendre, mais d'une petite voix qui trahissait mon anxiété. Il eut alors une réaction des plus stupéfiantes, du moins selon moi, quand il disparut de ma vue en un clin d'œil pour réapparaître en lévitation au-dessus du sol, nonchalamment installé dans un rocking-chair. Les jambes étendues, avec les pieds sur un coussin. Il savourait une tasse de thé, avec le regard perdu dans le lointain.
Son attitude, qui me parut être à la limite du je-m'en-foutisme, me fit monter la moutarde au nez et l'envie me prit de vouloir lui lancer quelque chose, juste histoire de voir s'effacer son petit air arrogant. Mais la vérité est qu'il semblait le seul à pouvoir me fournir les réponses dont j'avais tant besoin. Bon gré mal gré, il allait bien falloir entrer dans son jeu, même si la seule idée de devoir me montrer gentille et patiente avec celui que je qualifiais volontiers de tête à claques me révulsait au plus haut point.
— Allez, dis-moi par où se situe la sortie de ce Labyrinthe. S'il te plaît...
Le Fou cessa son mouvement de balancier, mais il sirotait toujours son thé, de façon grotesque, avec le petit doigt en l'air. À la mode aristocratique. Je l'aurais volontiers giflé.
— Alors ça, je n'en sais fichtrement rien, fit-il d'un ton badin.
— De quoi ?! Non mais tu te fiches de moi ? Il doit quand même bien y avoir un moyen de partir d'ici !
— En règle générale, la seule façon de sortir d'un Labyrinthe consiste à en trouver la Sortie. Tu vois, c'est plus simple que tu sembles le croire.
Sur ces mots, je me sentis à peine visée...
Okay, je te l'accorde, c'est bien fait pour ma pomme.

— Mais un petit coup de pouce ne serait pas de refus, tu sais.
Peut-être que si je lui faisais comprendre à quel point j'avais besoin de son aide, il finirait par obtempérer, comme un véritable gentleman à l'anglaise.
Même pas ! Le mufle !
Il s'éclipsa à nouveau. D'ailleurs, il faudrait que je lui demande son truc, parce que c'était plutôt cool. Je le retrouvais à mes côtés, tout près de moi. Il parlait à voix basse, près de mon oreille. Ce qui me fit sursauter tout en me filant la chair de poule.
— Tout ce que tu veux, c'est que l'on t'escorte jusqu'à la Sortie, mais ça ne marche pas ainsi. Tu n'as qu'un seul moyen pour t'échapper d'ici : il faut que tu trouves un univers de ce monde qui soit la copie conforme de celui d'où tu viens. Une fois que ce sera fait, il te sera alors offert l'opportunité de t'en aller. Tu pourrais peut-être rentrer chez toi.
— Un univers qui est semblable au mien, murmurais-je.
Le Fou opina du chef.
— Oui, et à partir de là, tu pourras te faire offrir une chance infime de pouvoir réintégrer ta propre réalité. Sauras-tu seulement la saisir ? Ce sera le plus intéressant dans tous les cas.
Alors que je tentais de comprendre les implications de cette simple recommandation, je ne remarquais pas tout de suite que le jeune homme surgi du tableau/miroir s'était penché pour ramasser l'étoffe violette qui avait recouvert son tableau d'origine. D'un geste vif et précis, il tendit les bras en l'air pour étendre la couverture sur moi, m'aveuglant par la même occasion.
— Mais qu'est-ce que tu fabriques ?!
— Ce qui doit être fait. Voilà tout.
Même si je ne vis pas ce qu'il faisait, je sentis qu'il tournait tout autour de moi en resserrant un peu le tissu par la même occasion.
— Ma chère Lizzie, maintenant que tu sais ce que tu as à faire, il va peut-être falloir commencer à te magner un peu le joufflu !
En général, j'adorais les expressions françaises très imagées. Sauf que là, tout de suite, j'eus plutôt envie de commettre un meurtre ! En vous laissant deviner qui allait y passer.
Le Fou se mit alors à tirer d'un geste sec sur l'étoffe qui commença à m'enserrer un peu trop. Ce qui me fit pivoter sur moi-même en lâchant un petit cri de surprise. Une fois libérée du tissu qui m'aveuglait, je me retrouvais à nouveau dans l'énigmatique couloir aux hauts murs de végétation aussi luxuriante qu'impénétrable.
La voix de Mister Tête-à-Claques me parvint, comme provenant de très loin.
— Si j'étais toi, je commencerais déjà à me mettre en route. Tu risques de ne pas aller bien loin en faisant du sur-place
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—Merci du conseil ! lui lançais-je alors que je commençais à arpenter cettebien étrange contrée.

ErrancesWhere stories live. Discover now