Libule

Sandra (3)

❧

Cette vase lui fait de la peine. Il s'agenouille pour plonger sa main dans l'eau et la sentir glisser entre ses doigts. Puis, il relève sa main, et la vase suit (plotch) avant de retomber dans l'eau. Ce n'est pas tant sa présence qui est gênante, plutôt tout ce qu'elle retient en elle.

Alors, il gonfla son torse d'air avant de souffler son humanité, ce qui lui fit perdre l'équivalent de quatre seaux d'eau. Laquelle en se déversant dans le ruisseau, transforma les canettes de soda en oxygène. Voilà qui était fait.

"Merci Libule. Vraiment."

Il haussa les épaules.

"Je sais ce que tu en penses, ajouta Sandra. Toi qui vis si longtemps, tu crois qu'il y a eu quelque chose avant ça. Pour moi, c'est tout ce qu'il y a. Le ruisseau, la vase, les canettes. Je ne comprends pas que tu sois si dépité.

- Effectivement, tu ne comprends pas.

- Je ne saisis pas comment on peut s'apitoyer sur un passé que l'on n'a jamais connu.

- Parce que je sais qu'il a existé. Avant moi.

- Et quand bien même?

- Laisse tomber."

Elle lui voleta dans les oreilles, ce qui le bouscula fortement au point de le faire tomber.

"Ah j'ai mon compte, hein! J'ai nettoyé ta vase, qu'est-ce que tu veux de plus?

- Je veux... Que tu restes vivre ici...

- C'est non.

- Ne nous abandonne pas!

- Vous n'avez qu'à nettoyer le ruisseau vous-même, on verra qui va s'apitoyer!

- Et toi alors, tu iras où?

- Je...!"

Il n'en savait rien.

"Reste!

- Bon d'accord.

- C'est vrai?

- Absolument pas."

Ces mots eurent un effet si grand, que la libellule plongea dans l'eau.

"Mais qu'est-ce que tu fais, tu es folle ?!

- Bllrlblrrrblll"

Il plongea ses deux bras, pour la repêcher, son corps était si lourd. En la posant sur le sol, il remarqua qu'une de ses ailes était abîmée.

"Libule... Tu ne peux pas partir, le supplia-t-elle en sanglotant.

- Mais qu'est-ce que je vais faire? Je suis tout seul.

- Tu n'es pas tout seul, tu nous as nous.

- Je suis tout seul à faire le travail...

- Tu parlais à quelqu'un tout à l'heure.

- Victor? Mais c'est un humain!"

Elle réfléchit.

"Tu n'as qu'à lui demander de t'aider!

- Brillante idée dis donc. Tu ne crois pas que s'il avait envie de mettre les mains dans la boue, il l'aurait déjà fait?

- Peut-être qu'il n'en a jamais eu l'idée.

- Non non, je n'ai rien à lui offrir en échange, ça ne marchera pas.

- Alors trouvons quelque chose à lui offrir.

- Il aime le poulet rôti.

- Ah dommage, je n'ai que des moucherons.

- Bon, bon, je vais y penser. Viens, pose-toi là. Tes bêtises t'ont abîmées."

Il la mena jusqu'à une souche sur la rive.

Le lendemain, Victor trouva une perle en face du banc sur lequel il venait le soir, avant l'apéritif. Il la ramassa en pensant à sa petite-fille.

❧

"Parce que les libellules servent à rien, dit-on. Tout l'monde se fou des libellules, dit-on..."

Ca faisait une bonne heure qu'il se plaignait auprès de Caroline, qui avait finit par reposer sa tête dans sa paume.

Libule croqua dans une pomme.

"Tout ça me dépasse, affirma-t-elle. Par contre, je vois que tu as changé d'avis sur tes cousines, et ça c'est chouette.

- Changé d'avis?

- Eh bien tu restes ici, non? Tu vas les aider, non?

- Qu'est-ce que..! M'enfin mais! B'elle ne m'a pas laissé trop l'choix! V'la qu'elle s'est foutu dans l'eau toute seule!

- Parfois je me demande si tu sais toi-même pourquoi tu es autant en colère.

- Oui je sais, ma grande! Je veux faire des perles, mais y'a toujours aut'chose!

- Et moi, tu sais pourquoi je suis en colère?

- T'es en colère toi?

- En quelques sortes?

- Je t'en prie, dis-moi.

-Un je-ne-sais-quoi mystérieux t'a poussé à chercher l'aide d'un homme qui veut t'écouter, et l'écoute d'une fille qui veut mettre la main à la pâte. Tu crois que je ne suis pas capable de ramasser des trucs dans un ruisseau?

- Sacrebleu.

- Et ce Victor, pourquoi tu n'lui dis pas que t'es un lutin?

- Il n'a pas besoin de le savoir. Bon, alors on y va? Dis, tu me prends dans ta poche?"

Ce fut la première fois de sa vie que Libule démêla une paire d'écouteurs (il était si reconnaissant). Ça lui fit un drôle d'effet, une culpabilité douce-amère. Ceci dit, du temps où il embrouillait les bobines de fils, ça devait être une autre histoire de se dépatouiller.