Sandra

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En entrant dans la chambre il plaque sa main contre le coin de cette table, qui essaye de lui broyer les côtes à chaque fois. Qu'importe le noir et la mémoire puisqu'il a ses astuces. La dernière fois, c'était un chien qu'il fallait éviter de réveiller. Certains chiens dorment à poings fermés, ce qui est drôle parce qu'ils n'ont pas de poings.

D'un saut agile, il parvient à se hisser sur le rebord de la fenêtre, avant de s'écraser sur l'herbe juste derrière (pff!). La journée est plus rude que la nuit, pourtant, elle est tout ce qui importe. On a comme une vie sur pause quand on vit de nuit, et il ne peut plus se permettre de faire encore des pauses. Il rejoint le sentier qu'il connait bien, pour créer l'illusion. Les gens vont souvent sur ce sentier, il est connu, c'est là qu'ils commencent leur journée. Alors, lui aussi.

Les brins d'herbe et les pissenlits lui font signe qu'il n'est pas seul, ici, à se débattre avec le bitume. Peut-être sont-ils enterrés vivants, mais ils sont bien vivants alors, lui aussi.

Il aimerait en ramasser un, mais ils sont trop beaux. Il ne peut leur ôter ça, alors il les laisse et se contente d'arracher une de ces fleurs qu'on cultive. Et dans ces ateliers qui lui font gagner de l'argent, il y appose une résine qui la piège à jamais. Ce n'était pas ce qu'il était censé faire. On s'en fou, il le fait quand même (après tout le travail sera rendu à temps alors, qu'est-ce que ça peut bien changer).

Quelle lassitude d'aller à la facilité. Un instinct de survie poignant lui indique de rester là, encore, et comme un noeud sur une ficelle usée, ça retient le bouton mal recousu. Non pas qu'il craigne l'engagement, au contraire. Ce qu'il craint, c'est une vie sans saveur. Elle est là, lambinant derrière lui, dandinant ses tentacules comme un poulpe malveillant. Son existence se résume à fuir le poulpe lors de quelques pointes d'accélération, avant de s'écrouler au sol. Grognant pour soulever sa tête: le poulpe est encore là, il avance. Lentement. Hm il faudra se relever, donc. Ça va, encore cinq minutes. La bête est pas très vive de toute façon. On peut bien se laisser quelques instants.

Une odeur attire son attention (elle est acide) probablement de l'urine: ah zut, ça commence à devenir vraiment le foutoir ici.

"Au revoir ma petite ville. Ici c'était bien, mais je n'en peux plus de toi. Tu me manqueras j'imagine."

C'est fou quand même d'avoir une larme dans les yeux pour un endroit qui ne nous a rien apporté. Enfin, ça ressemble à la chaleur du connu (ça fait toujours quelque chose).

Je suis celui qui retrouve les chats. Les chats errants.

C'est pas bien compliqué puisque je dors avec eux. Quand ils deviennent agaçants, je les rends à leur propriétaire. Ils me disent merci (pas les chats, les propriétaires) et ça fait de moi un vendu. C'est pas grave.

Donc la prochaine destination est la nourriture.

Au passage, je jette quelques petits sous sur la place publique, celle devant la cathédrale (c'est là que les gens s'arrêtent et les trouvent). Je ne peux résister à l'appel du pommier qui croise ma route au détour d'un jardin, mais je n'ai pas le temps de finir mon repas parce qu'une petite fille s'approche (tant pis, j'irai dans les poubelles).

Je pense que je vais rester ici quelques temps pour finir de dérober ce pommier comme il se doit.

Les hautes herbes sont chaudes et ça m'arrive de m'assoupir dedans.

"Tchhht! Tchhht!"

Merde!

Ses petits cheveux blonds ramassent des brindilles sur le sol, elle s'approche.

"Tchhht!"

Je fais quoi, je m'enfuis? Le poulpe en a profité pour s'approcher trop près, je ne peux rien faire.

"Tu viens? Je vais regarder les insectes jouer!"

D'accord, j'aime bien ça.

"C'est quoi ton nom?

- Libule.

- Bidule?

- Libule, que j'lui dis.

- Ca ressemble à libellule.

- C'est parce que ce sont mes cousines, mais je ne les visite pas souvent.

- Oh, je vois. Tu viens?"

Caroline est gentille, mais un peu perdue. Elle m'a dit qu'elle avait déjà croisé des gens comme moi, mais pas beaucoup. C'est normal que j'lui ai dis, parce qu'en fait on est blasé, alors on se cache pour que personne ne nous embête.

"Moi je vais pas t'embêter."

Qu'est-ce qu'elle en sait.

"Pourquoi tu ne vas pas vivre avec tes cousines?

- Elles sont bruyantes et exigeantes.

- Exigeantes?

- Oui, elles n'acceptent pas que l'on ne serve à rien.

- Mais tu ne sers pas à rien, tu retrouves les chats errants!

- Elles se fichent bien des chats errants, elles veulent que je nettoie les étendues d'eau où elles vivent.

- Quelle corvée!

- Tu l'as dit. Beaucoup trop de travail, et trop peu de monde qui veut s'y plier.

- Mais si personne ne le fais plus, les eaux se salissent, non?

- Eh bien oui, c'est un vrai problème. Mais moi, à la base, je devais faire des perles florales pour les cacher dans le sable.

- Ah bon? Pourtant il n'y a pas de plage ici!

- C'est pas grave, je les met dans les tas à côté des machines.

- Personne ne va les trouver là, Libule!

- Pourquoi ça?

- Ce sable sert à faire du béton!

- Et alors?

- Personne ne fouille jamais dedans.

- C'est bien ma veine, quatre années de perdues."

Je suis dépassé ou quoi? Où est-ce que j'avais la tête? Heureusement, l'ombre du pommier nous amène de la fraîcheur, et ça vaut bien plus qu'un travail bien fait.

Caroline part se coucher, mais je n'ai pas envie de l'attendre. Demain, je serai déjà loin.

Oh et puis zut (il déposa une petite perle au pied du pommier).

LibuleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant