Ari

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« Dites-moi Aristote, comment vous vous sentez aujourd'hui ? » Sa bouche se tordit dans une moue de dégoût poussé à son paroxysme alors que ses yeux fuyaient désespérément cette situation étouffante. Ils auraient voulu trouver une échappatoire, une pirouette miraculeuse pour se sortir de ce fauteuil dans lequel il gesticulait inconsciemment, incapable de trouver la sérénité face à un psychologue que ne faisait que l'agacer et le rendre nerveux. C'était pourtant le lot obligatoire de toute jeune personne qui vit et cause un événement traumatique : il avait renversé quelqu'un, ce n'était pas le genre de bêtise qu'on oublie comme ça, comme un mauvais rêve. Alors banco, même si la reine mère avait agi en conséquence pour diminuer la peine de son chérubin, il avait hérité d'une peine de prison, d'une promesse d'un ennui mortel pour les années à venir et de séances avec un psychologue bedonnant à l'air neurasthénique. Qu'est-ce qu'il pouvait haïr ce prénom. C'était une agression verbale, une morsure profonde dans une plaie qui refusait de cicatriser. Son père avait nécessairement joué un rôle dans le choix de cette apostrophe, et il ne voulait conserver que la moitié investie par sa mère. Alors il corrigea sèchement le professionnel avec ses grands airs d'adolescent revêche : « Ari. Delaire si ça vous amuse, gamin, fils, kiddo, tout ce que vous voulez, mais jamais Aristote. » Et puis il retombait dans ce mutisme calculé. Il n'avait aucune envie de se demander comment il allait, comment il se sentait car la réponse, trop pressante, l'effrayait : il se sentait vide. Bloqué dans tout ce béton, imprégné de l'odeur de l'angoisse, de la transpiration, de l'ennui, de la culpabilité poisseuse, la prison n'était définitivement pas des vacances à l'hôtel pour l'aîné des Delaire. Piégé comme un rat dans un labyrinthe il avait tout le temps nécessaire pour se perdre en introspection - tout ce qu'il ne voulait pas.

Il jouait avec l'ourlet de son t-shirt comme si ces petits riens pouvaient ériger un mur entre le quarantenaire et lui, l'à-peine adulte. Cette façon de fermer toutes les portes, toutes les fenêtres, et même les rideaux pour surtout ne laisser personne apercevoir ce qui se passe à l'intérieur c'est tout lui et il sait que ça n'apporte jamais rien de bon, mais c'est instinctif, primal.

Cinq ans. Il avait cru naïvement que ça ne serait rien, que ça passerait aussi vite qu'il avait roulé sur cet inconnu mais les secondes s'égrenaient avec une lenteur cruelle, lui laissant le temps d'entendre chaque battement de son coeur, chaque pulsation de son flux sanguin à sa tempe, chaque expiration qui sifflait hors de ses lèvres pincées. Être prisonnier de soi-même était un fardeau qu'il pouvait accepter – c'était son lot depuis toujours, mais rajouter une boite autour de cette même prison chimérique cela rendait fou.

Quand il restait recroquevillé sur son lit de fortune, le regard perdu dans le mur à quelques centimètres de son nez, il pouvait tout revivre, encore et encore, comme un mauvais film qui imprime la rétine et refuse d'abandonner le cerveau torturé. Le permis c'était une belle formalité, presque trop facile quand on s'amuse le soir avec les mauvaises fréquentations à aller conduire sur les parkings déserts de supermarchés, pour faire hurler la gomme, gémir la mécanique et rire en se pensant adultes pour prétexte d'avoir un volant entre les mains alors qu'en vérité c'est tout l'inverse. Il avait remballé son mauvais tempérament des dernières années – qui n'était rien d'autre que l'expression d'un mal-être qu'il était incapable de verbaliser à qui que ce soit, pas même à lui-même face au miroir de la salle de bain – il avait été poli quoique très fermé. C'était passé pour de la timidité et de la concentration, il avait eu son petit bout de papier jaune et blanc sur lequel trônait fièrement permis provisoire de conduite. Il avait aussi renfermé toute fierté, tout sentiment de réussite, pour le lâcher nonchalamment devant sa mère comme si ce n'était guère plus intéressant que la météo, prenant cet air profondément détaché et stoïque. Le masque parfait du Ari qui cherchait un moyen d'exister mais qui préférait jouer toutes les mauvaises cartes de son jeu plutôt que d'exprimer sa fatigue de devoir s'investir d'un rôle presque paternel, trop responsabilisant pour un adolescent en perdition. Parce que devenir majeur n'opérait aucune magie : il ne s'était pas mis subitement à aimer les responsabilités, les courses contre la montre pour tout gérer. Profonde déception de la vie. Il fallait continuer à être l'aîné de la famille, celui qui remplace les pères absents et qui s'incarne aussi comme mère de deux gamins puisque la pressentie pour ce rôle préférait sa carrière et ses amourettes plutôt que de préparer le goûter de sa progéniture.

Aristote - avril 2019Where stories live. Discover now