Caroline ne sait pas exactement quand sa compréhension d'elle-même a changé. Elle a toujours su qu'elle était différente des autres, bien sûr, mais pas vraiment en quoi. Pendant des années, enfant, elle faisait sa vie sans se préoccuper de comment les autres voyaient les choses.
L'étiquette est venue tôt. Autiste. Ses parents l'ont rejetée, ont traîné Caroline loin de la psychiatre onéreuse qu'ils étaient venus voir, et l'on réécrite. Surdouée.
Mais Caroline n'est pas surdouée. Comment pourrait-elle l'être, alors que nouer ses lacets est mission impossible ? Elle a quatre ans quand elle cherche la définition dans le dictionnaire et décide que ça doit être une erreur.
Mais si c'est ce que ses parents pensent qu'elle est, et ils sont si fiers d'elle, elle doit le devenir. Elle doit travailler dur et faire semblant, jusqu'à ce qu'elle soit surdouée pour de vrai.
Elle ne sait pas ce qui la rend différente. Certaines tâches qui lui semblent impossibles sont si facile pour les autres, mais elle les fait quand même. Parce que maintenant qu'elle a commencé, elle ne peut plus échouer. Et si elle est fatiguée le soir, si fatiguée qu'elle ne peut plus parler ou bouger, que sa tête lui fait si mal qu'elle a envie de pleurer, tout le monde doit ressentir ça aussi, non ?
Certaines choses sont faciles. Si elle fait des exercices de maths, elle peut se perdre dans le travail et oublier le monde. Oublier les enfants à l'école qui rient dès qu'elle ouvre la bouche. Oublier le petit froncement de sourcil de sa mère quand elle ramène une note en dessous de 20/20. Oublier les douleurs qui ne semblent jamais partir, ces temps-ci.
Après la première fois qu'elle a essayé de dire à sa maîtresse, à l'école maternelle, que les chiffres dans son livre n'étaient pas de la bonne couleur, et qu'elle a été punie pour ses efforts, elle ne parle plus jamais à personne de la beauté des nombres et des formules et des mots et des phrases, qui dansent dans sa tête et font des tourbillons de couleurs.
Elle ne le dit à personne quand les chiffres commencent à avoir des odeurs, non plus. Quand elle commence à entendre de la musique que personne ne joue. Quand elle se sent si fatiguée que se lever le matin devient impossible.
Parce que tout ça doit être normal, normal pour la fille surdouée que veulent ses parents, ou alors ça veut dire qu'elle a échoué.
Elle a un mur entier de trophées de compétitions scientifiques dans sa chambre, le jour où elle craque devant toute sa classe et finit à l'hôpital. On lui fait passer des tests et des scanners et on lui donne des médicaments qui l'assomment. On lui dit qu'elle ne sera jamais assez stable pour être une vraie adulte, une vraie adulte surdouée, et qu'elle ne peut pas faire confiance à son propre cerveau.
Elle a une nouvelle étiquette. Bipolaire.
Si elle a mal, c'est à cause de son cerveau défaillant.
Si elle se sent différente, c'est à cause de sa maladie.
Si elle ne peut pas nouer ses lacets, c'est à cause de la maladie, donc elle doit faire un effort.
Si elle voit des choses magnifiques et qu'elle peut faire des maths à haut niveau, c'est à cause de son cerveau anormal, donc ce n'est pas réel.
Rien n'est réel. Elle ne peut pas faire confiance à ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce qu'elle touche, ce qu'elle pense.
Elle vit comme un zombie, parce que pas réel c'est mal. Et si tout ce qui est dans sa tête est faux, comment peut-elle être réelle ?
Même sa douleur n'est pas réelle : tout est dans sa tête.
Il lui faut longtemps pour voir les choses autrement. Il lui faut partir de la maison, couper le contact avec ses parents. Trouver un endroit où pas réel est la norme : la bibliothèque où elle travaille, où elle est enfin acceptée avec ses excentricités, et où elle se fait des amis. Où elle se sent presque normale.
Il lui faut boucler la boucle, revenir à la petite fille qui pensait que si elle faisait suffisamment semblant, elle deviendrait ce que les autres voulaient qu'elle soit. Elle n'a pas vu ses parents depuis des années, mais elle est encore en train d'essayer d'atteindre leurs idéaux, parce qu'elle ne s'est jamais trouvé d'idéaux à elle.
Et finalement, elle comprend.
Dans sa tête, ce n'est pas faux.
Pas réel, ce n'est pas mal.
Différent, ce n'est pas mauvais.
Elle comprend que oui, sa perception de la réalité est différente de celle ses autres. Pas juste à cause d'une maladie, mais parce que son cerveau est connecté différemment. Elle est autiste.
Et ici, dans sa vie, il y des gens comme elle. Jacob, et son frère Eli. Margot. Rasmus aussi, même s'il est différent autrement. Elle a trouvé sa place.
Elle n'a pas juste un esprit différent. Elle a un esprit à elle.
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قصص عامةCourtes nouvelles à partir de la liste de prompts de Alex Haagard et son adaptation par Dcaius pour le #AvrilArtAutiste. On suit, à différents moments de leur vie, quatre personnages autistes : Eli et Jacob, des frères jumeaux qui se sont perdus de...