[auto-mutilation, mentions d'ABA, nourriture]
Margot a toujours aimé toucher les choses. Quand elle était petite, avant même d'apprendre à marcher, elle rampait jusqu'aux murs pour frotter ses mains contre eux, sentir leur texture. Elle aimait la peinture plus que le papier peint, plus rêche et rugueux. Les crépis avaient des textures intéressantes, mais le plus souvent ils écorchaient ses mains.
Elle ne frotte plus ses mains contre les murs. Ça a pris des années d'adultes la forçant à arrêter, de « mains sages ! » − comment les mains peuvent-elles ne pas être sages ? − pour qu'elle perde l'habitude.
Les textures dans sa bouche, c'est plus compliqué. Elle aime les céréales molles à force de tremper dans le lait plus que tout, mais les lentilles, c'est non. Elle les crache et rince sa bouche avec de l'eau. Mais une fois, il y a longtemps, Eli lui a fait de la soupe aux lentilles, et sans la texture le goût était supportable.
Elle aime des choses que personne d'autre n'aime. Elle aime laisser des grumeaux dans son chocolat chaud, et les manger pour sentir la poudre fondre sur sa langue. Si ses parents mélangent le chocolat avec le lait, elle hurle. Le chocolat chaud sans les grumeaux, c'est ennuyant.
Plus tard, Archie, l'homme qui la prend sous son aile quand ses parents ne sont plus là, lui montre comment découper du tissu pour se faire des vêtements. Margot aime découper les tissus, plus que les coudre. Elle aime tellement ça qu'elle garde un scalpel avec elle tout le temps, et elle récupère des tissus juste pour les réduire en miettes.
Elle passe deux heures dans un magasin de fournitures artistiques, un jour, à toucher tous les papiers. Ils sont si beaux. Faits au Japon et en Corée et en Italie et d'autres pays lointains. Faits pour l'aquarelle ou la peinture à l'huile ou le graphite ou l'encre. Margot ne sait pas vraiment ce que ça veut dire, elle ne connaît rien à l'art, mais les papiers sont incroyables.
Certains sont si fins qu'ils sont transparents, et d'autres si épais qu'ils peuvent tenir debout sur leur tranche. Certains sont rugueux et granuleux et d'autres lisses et doux. Il y a des textures ici qu'elle n'a jamais touché avant, et elle les adore toutes.
Dans le magasin, personne ne la regarde bizarrement quand elle touche les feuilles de papier. Les artistes font ça tout le temps. Les artistes sont bizarres, comme elle.
Elle découpe d'autres matériaux que du tissu. Elle vole des bouts de papier, juste pour voir ce que ça fait de les découper, mais elle préfère les caresser. Elle s'en fait toute une collection, mais elle ne les découpe plus jamais.
Elle passe du tissu à des choses plus dures. Archie a un vieux bureau en bois, et elle aime faire des indentations dedans. Laisser une marque. Elle n'écrit jamais son nom comme elle a vu d'autres enfants le faire sur leurs bureaux d'écolier, quand elle allait encore à l'école. Ça ne sert à rien. Elle fait juste des petites marques.
Un jour, quand Archie retourne chez lui, avec sa vraie famille−il lui a montré des photos de sa fille, aujourd'hui−Margot a envie de laisser une marque ailleurs. Elle approche le scalpel de sa cuisse. Ça laisse une jolie marque rouge, mais après il faut nettoyer le sang, et ce n'est pas facile.
Des années plus tard, la plupart des marques sur sa cuisse sont devenues blanches. Elles sont un peu saillantes, et Margot aime les toucher. Elle gratte les croûtes quand il y en a, mais les cicatrices sont agréables à frotter.
C'est la seule partie d'elle qu'elle aime, qu'elle touche. Elle n'a pas de miroir, et elle ne regarde jamais son visage. Les coupures rouges et les cicatrices blanches, saillantes sous ses doigts, sont devenues son reflet.
Elle ne sait pas pourquoi elle ne prend pas son scalpel avec elle ce soir-là, la première fois qu'elle sort avec quelqu'un qu'elle apprécie depuis qu'elle a quitté Archie. Elle le laisse, et elle ne revient jamais le chercher.
Elle ne sait pas pourquoi elle n'en a plus besoin.
Mais elle n'arrête jamais de toucher les marques blanches qui lui rappellent ce qu'elle est vraiment.
Il n'y a pas beaucoup de gestes sexuels qu'elle aime faire avec Alec, et il ne la pousse jamais. Si elle dit non, ils n'en parlent plus jamais. Si elle a même l'air hésitante, Alec dit qu'il ne veut pas essayer. Mais la nuit, dans leur lit, et parfois le jour, Margot aime toucher sa peau. Elle est douce et lisse, et Margot aime tracer chaque imperfection, chaque grain de beauté et pli et cicatrice.
Plusieurs mois après qu'elle et Alec ont commencé à partager un lit régulièrement, elle décide que sa peau est devenue sa texture préférée.
Il ne touche jamais les petites cicatrices sur sa cuisse, il n'en parle même pas. Elles sont visiblement anciennes, maintenant, donc il sait qu'il n'a pas besoin de s'en inquiéter.
Margot ne dit rien, mais elle ne caresse plus sa cuisse aussi souvent.
Eli voit les cicatrices une fois, par erreur. Il est en train de lui mettre un pansement plus bas sur la cuisse, parce que Margot lui a demandé de lui apprendre à cuisiner et qu'elle a réussi à se planter un couteau dans la jambe, allez savoir comment. Eli s'immobilise un moment, et Margot se demande si c'est parce qu'il se demande ce que c'est, ou si c'est parce qu'il sait et qu'il ne sait pas quoi dire.
« Tu fais toujours ça ? » il demande.
« Non, » Margot répond.
« Bien. »
« Qu'est-ce que t'aurais fait, si j'avais dit oui ? T'aurais essayé de m'arrêter ? »
« Non. » Eli secoue la tête, l'air triste. « Mais il y a des moyens moins dangereux de le faire. »
« Comment tu sais ? » demande Margot.
« Les cicatrices, je connais, » répond Eli, simplement. Mais Margot voit ses yeux s'attarder sur son bras gauche, couvert par sa manche.
« Si tu as à nouveau envie de le faire, tu me le dis d'abord, OK ? » dit-il.
« J'en ai plus besoin, » Margot répond.
C'est la vérité. Elle a trouvé des textures qu'elle préfère. Elle peut se regarder dans le miroir maintenant, et voir autre chose qu'un jouet cassé. Elle n'a plus besoin de cicatrice pour se rappeler de ce qu'elle est.
Elle sait exactement qui elle est.
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General FictionCourtes nouvelles à partir de la liste de prompts de Alex Haagard et son adaptation par Dcaius pour le #AvrilArtAutiste. On suit, à différents moments de leur vie, quatre personnages autistes : Eli et Jacob, des frères jumeaux qui se sont perdus de...