Prologue

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   Le village de Torneville est ce qu'on appelle un trou paumé. Un coin reculé de tout. Rien n'y bouge, même les habitants y vieillissent de manière très ordinaire, sans soucis autres que ceux qui bercent le quotidien. Heureusement à Torneville, on peut trouver tout ce qu'on veut, ou plutôt tout ce dont on a besoin : récemment, un supermarché s'est charitablement installé en son sein, sauvant ainsi les habitants d'un parcours de plus de soixante kilomètres pour faire quelques courses. Mise à part cette nouveauté, rien n'a changé depuis des années à Torneville. Les jeunes maudissent la ville, les vieux ont la nostalgie de l'ancien temps, et les adultes... Eh bien, ils vivent comme ils peuvent, sans songer une seule fois à partir d'ici. Vous pouvez demander à n'importe quel Tornevillais pourquoi il ne part pas de ce village où aucun avenir n'est possible, il vous répondra que ce ne sont pas vos affaires. C'est ce qu'on nomme la fierté du villageois.

   Pourtant, Torneville n'est pas si paisible et sans histoire qu'il n'y paraît. 

   En prenant la route principale et en continuant tout droit, on atterrit inévitablement dans le centre-ville. Là, une église est plantée, droite et fière, avec pour elle seule un petit cimetière presque abandonné, parce que les gens du village préfèrent à présent enterrer leurs morts dans un cimetière plus vaste. 

   Tout autour du centre ville (qui est pratiquement l'ensemble du village) se trouve une épaisse forêt. Cette forêt est composée de deux parties : l'Accès, c'est-à-dire la partie dégagée de la forêt où un petit sentier est tracé pour les gens voulant y pénétrer ; et le Troplin, en référence à la partie de la forêt envahie par le trop-plein de broussaille, et donc impossible à traverser. Parfois, quelques enfants arrivent à entrer dans le Troplin, mais passez profondément pour y découvrir une immense colonie d'hommes et de femmes qui y vivent paisiblement. Ces hommes et ces femmes font partie du plus grand secret de Torneville, un de ces secrets qu'on évoque vaguement, sous forme de récits fantastiques. Ce groupe d'individus secrets se nomme Totem, et la plus grande règle de ses membres est de ne jamais se dévoiler à un Tornevillais, quel que soit le motif. C'est pourquoi la plupart des hommes et des femmes du groupe Totem restent à la frontière du Troplin, ne pénétrant jamais dans l'Accès. Enfin, c'est ce qu'ils aiment faire croire.

   Au-delà de l'Accès se trouve l'autoroute, très loin après. Mais si l'on continue davantage vers la gauche, et qu'on décide, à un certain moment dans une certaine partie de l'Accès, de quitter le sentier, on peut découvrir de petites balises vertes sur les troncs d'arbres, en forme de sapin. Ces balises s'étalent sur plusieurs troncs, formant un chemin menant à un immense bâtiment. Ce bâtiment n'est autre que GS, comme le surnomment les Tornevillais. La Clinique Psychiatrique des Grands Sapins. Volontairement construite à des kilomètres de la première grande ville de la région, elle est ici la gardienne de toutes les choses les plus étranges qui puissent se dérouler dans les environs. Enfin, pas toutes bien entendu, seulement quelques-unes. 

   Mais assez parlé de Torneville. Parlons à présent d'un certain Octave, qui vient, à des centaines de kilomètres d'ici, de commettre la plus grosse erreur de sa vie en s'attaquant à un autre homme du nom de Fidel dans une ruelle sombre. La ville où cela se produit ne nous intéresse guère, mais les conséquences de ce qui semble n'être qu'une simple bagarre de rue nous concerne beaucoup plus. 

   Octave est un grand guerrier. Enfin, un grand bagarreur. C'est pourquoi Fidel se retrouve bien vite en position de faiblesse, face contre terre. Un spectateur de cette scène n'y aurait vu que deux hommes se tapant sauvagement dessus. Il n'aurait pas forcément prêté d'attention aux grognements entre eux, ou aux mouvements particuliers que faisaient leurs yeux. C'est pourtant sur ces détails qu'il faut s'appuyer pour comprendre qu'Octave et Fidel sont loin d'être comme tout le monde. 

   Au moment où Fidel se retrouve cloué au sol, il pousse un gémissement beaucoup plus proche d'un hurlement de chien qu'à un cri humain. En entendant cela, Octave cesse de le maintenir et recule de plusieurs pas, comme effrayé. 

   -Tu avais dit un contre un, dit-il. 

   C'est tout ce que peut entendre un spectateur de cette scène. Fidel lui répond, mais c'est articulé si faiblement que même Octave semble avoir du mal à le percevoir. Cependant, il le perçoit. Et recule de plus belle en montrant ses dents. Montrer ses dents ? 

   D'un coup, trois ombres imposantes sortent des ténèbres de la ruelle pour sauter sur Octave, le plaquant à son tour par terre. En plissant les yeux, le spectateur aurait juré voir trois gros chiens enragées, mais cela paraît trop spectaculaire pour être réel. 

   Les trois chiens déchirent les vêtements d'Octave, tandis que Fidel se relève difficilement. Il observe son ennemi se faire massacrer avec satisfaction. Octave est trop occupé à repousser ses assaillants pour penser à hurler de douleur lorsque des crocs aussi longs que des doigts se plantent férocement dans son épaule et lui arrachent un énorme bout de chair. Il arrive à faire reculer le plus petit d'entre eux d'un coup de pied dans la jugulaire. Le chien glapit sous le coup et piétine sur place en attendant que la douleur s'estompe un peu. Galvanisé par cette charge en moins, Octave arrive à se remettre debout et se bat en corps à corps avec le plus gros colosse. Ses mains griffent partout où il est possible de griffer tandis qu'il éloigne la grande gueule du loup le plus loin possible de lui, en vain. C'est évident qu'un pauvre humain n'a aucune chance contre un animal faisant deux fois sa taille. La bête arrive à lever sa patte et à lui donner un gros coup dans la figure. Octave, complètement sonné, retombe en silence sur le sol. Secoué par la claque, il n'arrive pas à se relever, et c'est ce moment que choisit Fidel pour rappeler à l'ordre les trois loups. Son visage est trop peu éclairé pour que quelqu'un d'extérieur puisse apercevoir ses traits, mais les personnes présentes distinguent parfaitement chacun de ses faits et gestes. Pas un mot ne sort de la bouche de Fidel, et pourtant tout porte à croire qu'il est en train de parler. Son pied se pose sur la tête d'Octave et il l'écrase sans aucune once de pitié.

   -Tu n'as aucun honneur, crache faiblement Octave lorsqu'il enlève sa chaussure de son visage.

   -Tu n'as plus ta place ici, Octave l'Honorable, rétorque cette fois-ci clairement Fidel. Rentre à ton Castrum, prépare ta meute et quitte ce territoire dès ce soir. A partir de cet instant, tu es errant.

   C'est sur ces mots que Fidel fit une chose que nulle personne n'arriverait à imaginer, mais qui pourtant se produit bel et bien dans cette ruelle : sa peau se couvre de poils, ses habits se déchirent, son nez s'allonge, et quelques minutes plus tard, voilà un quatrième loup qui se dresse face à Octave. Celui-ci n'a pas du tout l'air étonné par la transformation de Fidel, et paraît au contraire furieux. Fidel, ou du moins le loup qui a pris sa place, se contente de lui jeter un coup d'œil qu'on pourrait traduire de victorieux, puis il fait signe aux trois autres de le suivre. Il s'enfonce de cette manière dans la ruelle, laissant seul et ensanglanté Octave. 

   Heureusement, personne n'était présent à proximité à ce moment. En fait, ils avaient volontairement choisi ce lieu pour cela. Et même s'il y avait eu un témoin, jamais il n'aurait deviné que cette simple bagarre provoquera un grand bouleversement dans le simple et pittoresque village de Torneville.

Lupus PretiosaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant