Les semaines se passent, tranquilles et mortellement ennuyantes. J'aimerais que quelque chose se produise, mais jamais rien.
En rentrant chez moi tous les soirs, ma mère n'est pas encore rentrée, mais mon père est là, et on reste des heures et des heures à parler de tout et de n'importe quoi. Le sujet que je préfère, ce sont des histoires qu'il invente.
Mon père est romancier, et s'est marié très jeune à ma mère, qu'il connaissait depuis toujours. Ils sont tous les deux originaires de Torneville. Je ne sais pas s'ils ont déjà quitté ce village, mais ce dont je suis sûre, c'est que mon père est passionné par l'histoire de Torneville, qu'il connaît par cœur. Ses livres ne fonctionnent pas très bien, tout simplement parce qu'il ne cherche pas d'éditeurs autres que dans le village (ce qui fait pas d'éditeurs du tout, en fait). La plupart du temps, il se met au marché du village et propose ses romans, parmi tous les livres qu'il vend. Cela ne lui rapporte pratiquement rien, et c'est avec l'argent de ma mère policière qu'on a une vie stable. Il ne s'en plaint pas, ma mère non plus. Ce sont eux qui ont décidé de vivre ainsi, lui par passion pour l'écriture, elle par passion pour mon père.
Je suis fille unique, mais il y a toujours quelqu'un à la maison, que ce soit des amis de mes parents et leurs enfants ou mes amis à moi. Ça me fait comme des frères et sœurs, il y a toujours de l'animation chez moi.
Aujourd'hui, les cours ont fini particulièrement tard, car j'avais leçon de piano jusqu'à dix-neuf heures. Je fais du piano depuis mes six ans, et j'adore la sensation d'évasion que cela me procure. Mes professeurs de piano disent que j'ai un quelque chose, que j'arrive à faire passer des émotions quand je joue. Je veux bien les croire : c'est un de mes moyens de communication favoris, vu que je ne suis pas une grande bavarde.
En sortant de la petite école de musique de Torneville, il fait déjà assez sombre, ce qui n'est pas étonnant puisqu'on est en automne.
L'école de musique se situe en face de l'église, au centre du village. Pour aller chez moi, il faut que je prenne à gauche, longer les différents magasins qui font face à une forêt jusqu'à se retrouver dans un petit chemin, lui aussi face à la forêt. Parce que Torneville se trouve en plein milieu d'une grande forêt, appelée selon les endroits l'Accès ou le Troplin.
L'Accès, c'est toute la lisière de la forêt – l'endroit accessible de celle-ci – tandis que le Troplin, c'est la partie qu'on ne peut pas atteindre de la forêt. Si on s'enfonce trop profondément, des marques rouges sur les arbres indiquent la frontière entre l'Accès et le Troplin, et une fois ces marques dépassées, on se retrouve complètement à la merci de la partie sauvage de la forêt. Souvent, il n'y a pas vraiment besoin de prévenir les habitants qu'il ne faut pas s'aventurer dans le Troplin car à vrai dire, c'est quasi mission impossible d'y aller à causes des branchages et de l'absence de chemin tout tracé. Les marques rouges suffisent.
Je marche donc vers chez moi, les écouteurs dans les oreilles en profitant de l'air frais. En passant devant un tabac, j'hésite à aller acheter un paquet de cigarettes. J'ai commencé à fumer assez tôt, à quatorze ans à cause de conneries d'adolescents. Je le regrette amèrement aujourd'hui, car j'ai beaucoup de mal à arrêter. Ça fait déjà plusieurs semaines que j'ai réussi à ne pas toucher à une cigarette (deux semaines, trois jours et six heures pour être plus précise), mais à chaque fois c'est le même rituel : je suis obligée de lutter contre l'envie.
Une fois la lutte terminée, je dépasse à contrecœur le bureau de tabac pour continuer ma route. Mais, alors que j'arrive presque devant chez moi, je sens une présence étrange à ma droite. Je me stoppe aussitôt, arrache mes écouteurs de mes oreilles et reste en alerte, les yeux rivés vers les hauts sapins de l'Accès. Je reste ainsi quelques minutes, mais n'entendant rien d'autres que les oiseaux et le vent dans les feuillages, je reprends ma route, sur mes gardes.
Généralement, lorsqu'un sentiment étrange submerge un habitant de Torneville, quelque chose d'anormal se produit par la suite. Il s'est passé il y a quelques années de cela, un homme qui prétendait avoir entendu des cris étranges ainsi qu'une présence, à chaque fois qu'il partait cueillir des champignons. Un jour, alors que personne ne prenait au sérieux ses appréhensions, il a disparu, et on ne l'a pas revu depuis. La seule pensée que j'ai eu à ce moment, c'est « quelle idée d'aller cueillir des champignons seul, aussi ».
Bon, bonne nouvelle, je ne suis pas en train de cueillir quoi que ce soit. Et puis c'est mon père qui m'a raconté cela, ma mère a rectifié l'histoire en affirmant que l'homme en question avait en réalité déménagé. Mais ce sentiment de présence ne m'inspire pas du tout confiance. Je reste donc aux aguets.
En marchant sans musique dans les oreilles, tous les sons de la forêt me parviennent et j'apprécie chaque bruit qu'elle émet comme si je la redécouvrais. Même si vivre près d'une forêt aussi impénétrable que celle de Torneville peut paraître effrayant, je me souviens que je passais des heures et des heures dans l'Accès, à m'imaginer être une guerrière-magicienne, protectrice de la forêt. Je tentais d'apprendre tous les bruits, toutes les odeurs, tous les lieux où il m'était possible de pénétrer.
Plongée dans mes souvenirs, je ne remarque pas tout de suite une ombre dissimulée derrière la haie d'une des maisons à ma gauche. Un craquement sonore retentit depuis les premiers arbres de l'Accès, me faisant sursauter. Soudain, sans que je n'arrive à prévoir quoi que ce soit, un éclair surgit de ma gauche et passe à deux doigts de mon visage. Je tombe sous le coup de la surprise, poussant un petit cri de stupeur.
Statufiée, je n'ose plus faire le moindre geste. Le sang bat si fort dans mes oreilles que je crois halluciner une sorte de grognement provenant des fourrées à quelques mètres de moi. Quelques minutes s'écoulent, mais cela me paraît durer une éternité. L'éclair ne réapparaît pas, et le sentiment de présence a disparu, me laissant seule dans un silence total. Même le bruit des derniers oiseaux de la journée s'est éteint.
Pendant un instant, je me demande si je n'ai pas rêvé. Le fait que je sois par terre me confirme la réalité de la chose.
Un peu effrayée, je me relève tant bien que mal et presse le pas jusque chez moi, sans que rien ne se produise durant le reste de la route. En passant le seuil de ma maison et en voyant l'accueil chaleureux de mon père, je me dis que cette histoire de cueilleur de champignon m'est monté à la tête. C'est ridicule, pourquoi quelqu'un me suivrait, moi, une fille tout à fait banale ?
-Tu vas bien Isaure ? me demande mon père, inquiet. Tu es un peu pâle.
Je lui souris maigrement pour le rassurer.
-Je suis rousse, papa. C'est dans ma nature d'être blanche.
En montant dans ma chambre, je repense à l'éclair que j'ai vu. Cela ressemblait à une personne qui courait à une vitesse incroyable. Je fronce les sourcils. J'aurais juré que le visage de cette personne ressemblait comme deux gouttes d'eau au garçon inconnu de la rentrée.
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Lupus Pretiosa
WerewolfDes récits de loup-garou, il en existe des tonnes. Pas besoin de décrire cette population qu'aucun humain n'a vu, mais qui pourtant en est fasciné. A Torneville, petit village isolé du reste du monde par une épaisse forêt, ce genre d'histoire ne fa...