Livre I - Chapitre I
C'est une photographie en noir et blanc qui retient immédiatement son attention. D'un format plus petit que les précédentes, elle s'impose toutefois par la brutalité de la nudité qui y est exposée. Tous ces corps blancs, serrés les uns contre les autres sur fond de branchages sombres la catégorisent indéniablement. Est-ce une reproduction ?
Le papier possède la texture typique de l'époque. Sur l'envers figure de plus une inscription dont le tracé témoigne sans équivoque de son authenticité : « Nov. 1943 ». Les bords sont usés, le motif craquelé, comme si quelqu'un l'avait maintes fois touchée, pliée et repliée.
Que fait cette photo dans une maison de la banlieue parisienne ?
Dépassé par le flot des informations déversées sur lui ces derniers jours, Max s'assoit sur le rebord du lit étroit à la couverture en polyester nacré. Alors, c'est dans cette pièce que sa grand-mère dormait, nuit après nuit...
Sur la petite table de chevet en chêne foncé se trouve une autre photographie jaunie. Une femme à l'âge indéfini, aux cheveux serrés dans un chignon noir, le dévisage, sans sourire. Et toi, qui es-tu ?
Les traits sont trop durs pour être ceux de la personne dont on lui a appris il y a quelques jours seulement qu'elle était sa grand-mère maternelle, Maria Hernandez. La photo qu'on lui a remise montre une femme étonnamment bien conservée pour ses quatre-vingt-quatre ans. Des cheveux encore abondants, bouclés, aux nuances châtain clair, légèrement parsemés de gris et des yeux d'un vert pétillant n'avaient pas grand-chose à voir avec sa propre allure de tzigane égaré aux yeux bleus délavés. Eh bien, Maria, ce n'est pas de toi que j'aurais hérité de mon apparence ! Ça au moins, c'était déjà réglé.
Max regarde autour de lui et ne peut que s'étonner du contraste qui existe entre cette petite maison de la banlieue nord parisienne et le luxe de la demeure familiale où lui-même a grandi en Allemagne. Le jardin, lui non plus, ne ressemble à rien. Une allée de béton poreux relie le vieux portail à la bâtisse grise au toit couvert d'une mousse plus marron que verte. Seule l'étendue d'herbe parsemée de petites marguerites blanches de part et d'autre de cette allée rappelle qu'il s'agit ici d'un pavillon particulier, et non de quelque garage abandonné.À part la langue qu'il maîtrise plutôt bien, Maximilian von Ostholt ne connaît pas grand-chose de la France. Malgré tous ses efforts, il ne se souvient que de quelques séjours sur la côte d'Azur dans sa petite enfance et, bien entendu, de la visite culturelle obligatoire de Paris avec sa mère lorsqu'il avait quinze ans. Son père, Johannes von Osholt, avait fortement insisté pour qu'il apprenne le Français, et Max s'était exécuté : l'adolescent attribua alors cet impératif aux relations industrielles privilégiées que leur entreprise familiale entretenait avec ce pays.
Par contre, ce qu'il connaît parfaitement, c'est l'atrocité qui se cache derrière cette photo prise dans un camp de la mort... ou lors d'une extermination sur place ? Il a passé ses vingt années de vie active à catégoriser ces témoignages, à capturer les paroles des survivants. Il est certain qu'il s'agit d'un original. Même si le motif est classique – cette formulation esquissée dans son esprit lui donne la chair de poule – il n'a encore jamais vu cet exemplaire. À part ceux pris par les libérateurs, il n'existe que très peu de clichés des camps en activité. Les Sonderkommandos des fours crématoires d'Auschwitz avaient réussi à utiliser une caméra dissimulée pour capturer l'atrocité des crimes nazis. Quelques photos avaient également été prises pour des rapports faits à Himmler, mais la plupart ne montraient que l'arrivée des déportés. La photo qu'il tient dans la main a une valeur historique.
Huit femmes serrées, cachant leur nudité avec leurs bras, leurs mains et bien sûr avec le corps des autres, fixent le photographe anonyme. D'autres que lui attendraient d'y voir de la peur, de la honte, des interrogations et sûrement aussi une supplication, mais non, ce qu'il y voit est bel et bien l'espoir : l'espoir qu'on ne leur a pas menti.
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Les vies qu'elle a touchées
General FictionMax von Ostholt, Directeur de l'Institut des Recherches sur l'Holocauste à Munich, se retrouve dans une petite maison de la banlieue parisienne devant le mince héritage de celle dont on vient de lui révéler qu'elle était sa grand-mère : Maria Hernan...