Période 1 : Lignes droites

5 0 0
                                    

Le père.

Merde, il est déjà 21h. C'est sûr, je vais me faire engueuler. Que je rentre à 19h passe encore, mais 21h, là, je suis dans la merde. Jusqu'au cou même. Elle va encore me suspecter d'avoir une maîtresse, ce qui est vrai, mais je ne l'ai pas vue ce soir. Pour une fois, j'ai une très bonne excuse pour être en retard. Mark a fait une connerie dans les demandes d'achats et il a fallu qu'on répare le bordel que ça a provoqué avant l'ouverture des marchés asiatiques. Vous voyez ? Limpide.

La boîte a perdu un peu de fric, mais rien que l'on ne pourra expliquer par une recapitalisation passée inaperçue. Ouais, mon métier est assez compliqué, mais je m'en sors plutôt bien. En plus, c'est pas comme si la boîte avait besoin de ce fric. On est riches à millions et ce ne sont pas quelques milliers de dollars qui feront tâche dans le bilan de fin d'année.

Il ne pleut plus, c'est cool. Au moins un truc qui tourne rond dans ma vie, à part cette voiture bien sûr. Une belle bagnole, un 4x4, un bon gros engin, qu'un psychiatre analyserait comme un dérivatif inversement proportionnel à la taille de mon engin, à moi, si vous me suivez. Ce n'est même pas ça, j'adore juste les grosses voitures. Ce n'est pas bon pour l'environnement, je sais, mais mon ego adore. Je pourrais vous en parler pendant plusieurs heures, mais ceci n'est pas une histoire de voitures.

En fait, c'est marrant, mais maintenant que j'y pense, les voitures ont joué une grande importance dans ma vie. J'ai rencontré ma femme grâce à l'une d'elles. Je vous explique comment. C'est une histoire toute conne, vraiment. Nous étions étudiants à l'Université de l'Illinois et un jour, nos voitures étaient garées l'une à côté de l'autre, sauf que la mienne marchait, et pas la sienne. Problème de batterie j'avais dit à l'époque et je le pense encore. Y'avait plus de jus dans l'engin, c'est tout. Je l'ai donc aidée à démarrer et c'est ainsi que tout a commencé. On s'est mariés quelques années plus tard, l'histoire bateau.

On a une fille aussi. Elizabeth. Elle a dix-sept ans maintenant et c'est une vraie chieuse. Je n'ai pas peur de le dire. Elle n'aime pas son nom, veut qu'on l'appelle Lizzie, ou Becky selon ses humeurs. Mais malgré cela, elle n'est pas comme les autres filles de son âge. Elle est différente. Moi, je suis complètement largué, je laisse le soin à sa mère de s'en occuper. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'elles ont le même caractère toutes les deux, mais bon, faut bien reconnaître qu'elles ont plus de points communs entre elles qu'avec moi.

J'espère qu'avec le temps, cela s'arrangera, mais je n'en sais rien. Ce dont je me suis aperçu au fil des ans est que les parents n'ont aucune réponse. Vous saviez qu'un gamin de quatre ans pose en moyenne près de quatre cents questions par jour ? Avec Elizabeth - pardon, Liz - c'était des questions faciles, je pouvais y répondre. Maintenant, ce sont les questions qu'elle ne pose pas directement, mais que sa croissance engendre auxquelles il me faut répondre et je n'y arrive pas. On ne fait qu'improviser, jour après jour, en essayant de faire toujours les meilleurs choix.

Vous pourrez arguer qu'avoir une maîtresse ne rentre pas vraiment dans la catégorie des bons choix. Certes. Mais je vous répondrais que si en tant que mari, j'ai fait des erreurs - et j'en fais toujours d'ailleurs - en tant que père, j'ai tenté de faire de mon mieux. Avec un résultat mitigé. Mais au moins, j'ai répondu présent. Je n'attends pas de médailles de votre part, juste un hochement de tête compréhensif.

On a une maison, en banlieue d'une grande ville. C'est verdoyant, les voisins sont gentils et la maison est jolie. C'est l'une des plus belles du quartier, sans me vanter. Je vois par la fenêtre de la voiture certains voisins promener leur chien à la nuit tombante alors que je me dirige vers une dispute qui résonnera dans notre histoire commune.

TrajectoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant