Partie Unique

61 19 6
                                    

«Ne m'en veux pas.

Malia, ma chérie, par où commencer ? C'est Maman qui te parle. Je ne sais pas si tu m'entends. D'abord, j'aimerais te dire que je t'aime. Inconditionnellement. Comme toutes les mamans, je l'espère. Neuf mois durant, je t'ai portée, au creux de mon ventre, et ces neuf mois ont été les pires de ma vie. Tu bougeais beaucoup, ça m'empêchait de dormir souvent. Mais c'était une épreuve à passer pour obtenir la plus belle des récompenses. Toi, ma chérie. Quand j'ai entendu ton premier cri, ton premier souffle, tout autour de moi s'est évanoui. Je n'avais plus mal, j'étais euphorique. Il n'y avait que toi. Les médecins t'ont posée sur ma poitrine, et j'ai enfin eu l'impression que ma vie avait un sens. Tu étais la réponse à toutes mes questions, ma lumière dans l'obscurité, l'étoile qui guidait mes pas.

Ne m'en veux pas.

Tu as grandi, trop vite à mon goût. Tu rentrais dans du 36 mois alors que ça faisait dix minutes que tu étais née. Tu savais marcher, parler, et tu es entrée en maternelle. J'avais l'impression de n'avoir le contrôle sur rien. Je voyais les jours défiler sans pouvoir les arrêter. Tous les parents te diront ça : ils grandissent sans qu'on le voie. C'est vrai.

Ne m'en veux pas.

Tu as eu cinq ans, tu as appris à lire, à compter, à jouer au foot. Tu devenais tous les jours plus belle avec tes cheveux dorés et tes yeux noisette. Bien sûr, comme tous les enfants, tu faisais des bêtises. Mais je ne t'en voulais pas. Il suffisait que je croise ton regard pour que toute ma colère disparaisse. Je t'aimais tellement. Aucun enfant n'aurait su ne serait-ce que t'arriver à la cheville à mes yeux. Tu étais la plus intelligente, la plus douée, la plus exceptionnelle de toutes les petites filles.

Ne m'en veux pas.

Sept ans, l'âge de raison. Tu doutais de l'existence de la petite souris et du Père Noël. C'est à ce moment-là qu'il y a eu les attentats de Charlie Hebdo. J'avais débranché la télé, caché la radio, résilié mon abonnement aux journaux. Je voulais à tout prix te préserver de la cruauté humaine. Bien sûr, vous avez fait une minute de silence à l'école, mais le maître n'a rien montré ni rien dit d'autre que : «Des gens sont morts, il faut se recueillir.». Et pourtant, je t'entendais la nuit te débattre dans tes cauchemars. Ça me déchirait le cœur. Alors je passais mes mains sur ton front en chuchotant des berceuses, et tu cessais de t'agiter pour quelques minutes au moins.

Ne m'en veux pas.

Un âge à deux chiffres. Dix ans ! Nous avons réuni toute la famille, je ne sais pas si tu peux t'en souvenir. La tante Ophélie a demandé où était le père. Elle avait perdu la mémoire, avait oublié l'accident. Je t'ai toujours dit que Papa nous avait abandonnées quand tu étais née. Pardonne-moi ma chérie, je voulais tellement te préserver que je ne t'ai pas dit la vérité. Tu as le droit de la connaître maintenant. Peu avant ta naissance, il a eu un accident. Il était pilote pour l'armée. Durant sa mission en Irak, il y a eu un problème avec son avion. On ne l'a jamais retrouvé.

Ne m'en veux pas.

À quinze ans, tu étais une adolescente torturée, recroquevillée sur elle-même. Je suis tombée sur un de tes dessins qui m'avait touchée en plein cœur. J'ai pleuré tout mon soûl. Ça me faisait tellement souffrir de ne pas pouvoir endormir ta douleur. «Quand ton enfant saigne, tu saignes aussi.» Ça n'a jamais été aussi vrai. Il y avait ce garçon, dans ton équipe de foot. Tu en parlais souvent. Vous étiez sûrement ensemble. Il semblait apaiser ton mal-être. J'étais vraiment en colère de ne pas pouvoir le faire moi-même. Mais on m'avait prévenue, les adolescents sont muets comme des tombes.

Ne m'en veux pas.

Tu as seize ans ma chérie. Ce matin, nous nous sommes disputées à propos d'une chose stupide. Je regrette ce que je t'ai dit. «Ça suffit !». Et bien non, ça ne suffit pas. J'aurais voulu ne pas comprendre que tu grandissais, encore quelques années au moins. Te voir jouer dans l'équipe de France, assister à ton mariage. Ma chérie, ça ne suffit pas, ça ne suffira jamais à une mère. Mais les médecins disent que tu es en mort cérébrale. Aucun espoir possible. Le camion qui t'a foncé dessus, il t'a tuée.

Ne m'en veux pas si je demande à débrancher le respirateur. Ne m'en veux pas de te laisser partir. Ne m'en veux pas, ne m'en veux pas, ne m'en veux pas.»

Ne m'en veux pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant