II | h é l i a n t h e

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HÉLIANTHE ÉTAIT LA SEULE PERSONNE QUE JE CONNAISSAIS à être à la fois tout et son contraire. Drôle et triste, fâchée avec joie, spontanée et réfléchie. Quand j'essayais de la décrire ainsi aux autres personnes qui se seraient intéressées, une telle peinture du personnage ne les aidait pas du tout. Seule la rencontre avec l'intéressée les amenait à comprendre ma description. Comprendre Hélianthe, ça demandait de la pratique.

Je savais déjà qu'Hélianthe et Lucius, ça ne collerait pas. Ils étaient exactement le même genre de personne, mais également le genre de personne qu'ils ne supportaient pas l'un l'autre. Un peu trop sûrs d'eux, un peu trop intelligents -suffisamment en tout cas pour se le croire plus que l'autre- et un peu trop fermés. C'est pourquoi je poussai la porte du café avec la boule au ventre.

Il me fallut quelques secondes d'hésitation pour reconnaître Hélianthe qui était déjà là. Elle lisait le Banquet de Platon dans un coin de la pièce. Ses cheveux étaient ramenés en un chignon sur le haut de sa tête, ses lunettes rectangulaires glissaient le long de son nez, et elle s'était allongée sur la banquette de manière peu orthodoxe, ses bottes en cuir gisant sous la table.

- Hey, la saluai-je en retirant ses lunettes, profitant qu'elle ne m'ait pas remarquée.

- Salut, bougonna-t-elle en les récupérant, avant de se redresser pour s'asseoir sur les coussins pour m'embrasser. Ça fait longtemps.

- Début septembre, précisai-je. Le mois se termine, je me suis sentie obligée de te voir au moins une fois...

Elle sourit. Avec sa morphologie parfaite et musclée, ses yeux de chat et sa bouche comme un bouton de rose, elle ne laissait pas indifférent. Ses lunettes et son air pincé rappelaient une bibliothécaire, tandis que ses yeux brillant de malice me faisaient penser à une enfant pleine de curiosité. Elle avait cette vilaine manie de s'enfoncer les ongles dans la peau quand elle était stressée. Elle l'était.

J'essayai de faire la conversation, on échangea des banalités, sur les cours, le campus sur lequel elle logeait, nos profs. Lucius arriva avec vingt-cinq minutes de retard. Et Hélianthe détestait le manque de ponctualité. Avant même qu'ils se rencontrent, c'était donc déjà fichu. Il avait encore son sac sur le dos, ses cheveux étaient tout ébouriffés d'avoir couru et le haut de sa chemise était déboutonné pour se donner un genre.

- Salut les filles, dit-il en m'embrassant, puis en faisant la bise à Hélianthe. S'cusez pour le retard, il fallait que je règle des derniers trucs pour ma réorientation.

- Tu te réorientes ? s'étonna Hélianthe, dont je ne m'attendais pas à ce qu'elle prenne la parole. Mais attends tu passais pas en L3 normalement ?

Lucius prit un air un peu mystérieux en baissant le menton, et prit le temps de commander son café avant de lui répondre.

- Tu es au courant de tout, dis-moi, sourit-il en la regardant. J'arrête le droit, en fait je vais faire un BTS de photographie.

Hélianthe but une gorgée de son café qui refroidissait sur la table depuis que j'étais arrivée, ses jambes toujours étalées sur la banquette recouvertes par de gros collants.

- C'est chaud, tu vas perdre deux ans quand même...dit-elle avec une compassion que je ne lui connaissais pas.

- Un an en fait, corrigea Lucius. Le lycée dans lequel je vais m'autorise à passer directement en deuxième année.

Hélianthe tourna la tête vers le comptoir, et je vis qu'elle essayait de s'empêcher de rire. Elle se retourna le sourire aux lèvres :

- Désolée, je pensais à un truc drôle. Direct en deuxième année tu disais ? Truc de dingue ! Je savais même pas que c'était possible, dit-elle en riant doucement. Tu dois avoir déjà des bases solides !

Sur ma chaise, en face de la banquette où mon amie prenait ses aises, je lui lançais des regards circonspects qu'elle n'avait pas l'air de recevoir, tant son attention était dirigée vers Lucius. Ne vous y trompez pas : il n'y avait aucun désir dans ses yeux, et pas une seconde l'idée qu'elle puisse me voler mon copain ne me traversa l'esprit. Ses regards étaient des regards très hélianthiques, des regards qui sondaient inlassablement son interlocuteur pour se poser l'inlassable question : "à quoi pense-t-il ?". Et c'était cette même question qui ne pouvait quitter mon esprit quand j'observais Hélianthe.

- Ça va, je me débrouille, répondit ce déjà génie de la photo avec modestie. Tu devrais passer à l'appart' voir mon taf'.

Hélianthe se tourna vers moi en arquant un sourcil, et je réalisais que je n'avais pas ouvert la bouche depuis cinq bonnes minutes.

- Vous vivez ensemble ?

- Oui, répondis-je un peu timidement. Lucius, assis sur la chaise à côté de moi, m'enlaça et me fit un baiser dans mes cheveux courts.

- Et bien, souffla-t-elle en contemplant sa tasse vide, vous ne faites pas les choses à moitié.

- En fait c'est...Un peu compliqué...Lucius compléta.

- Je vois, dit Hélianthe en le fixant sans gêne. Vous voulez me raconter ?

- Je n'aimerais pas ruiner l'ambiance, Lucius se replia un peu sur lui-même.

- O.K., pas de souci, je comprends.

Hélianthe cessa de regarder Lucius et sourit.

- Je vous laisse je vais aux toilettes, déclara-t-elle d'un air solennel.

Elle posa son livre à côté de son café vide et remit ses bottines par dessus ses gros collants. Il y eut un gros silence le temps qu'elle referme la porte, puis Lucius me sortit, un sourire un peu railleur sur les lèvres :

- Alors comme ça on n'est pas faits pour s'entendre ?

Je fronçai les sourcils et lui donnai un coup de coude de mauvaise perdante.

- Pour être honnête, je comprends rien du tout, avouai-je un peu piteusement. Tant mieux, au moins. Maintenant t'arrêteras de m'emmerder pour la rencontrer...

Je bus une gorgée de mon thé encore trop chaud. Lucius se pencha vers la banquette où Hélianthe s'était assise pour lui prendre son livre, dont elle avait marqué sa page avec une carte de vœux. Il le feuilleta, les marges étaient griffonnées de notes. Il avait cette mauvaise habitude de fouiller dans les affaires des gens quand ils n'étaient plus là. Je lui fis sentir un regard appuyé, il me sourit, haussa les épaules et reposa le Banquet.

À temps heureusement, car Hélianthe sortit à ce moment-là. Quand elle se rallongea sur sa banquette, elle reprit son livre et redressa son marque-page, comme un toc nerveux qui me fit tressaillir.

- Alors Lucius...Charlie m'a beaucoup parlé de toi.

- Ah oui ? dit-il avec un air malicieux en me regardant dans le coin de l'œil. Je ne pus m'empêcher de me demander si lui aussi parlait de moi à ses amis.

- Il paraît que ça ne fait que deux semaines que vous êtes ensemble ? C'est incroyable ! Vous avez l'air tellement fusionnels.

- Oui, on nous le dit souvent, Lucius murmura presque.

Hélianthe bâilla sans mettre sa main devant la bouche.

- Désolée, je me sens un peu patraque. On s'est pas vus longtemps, mais c'était cool, faudra que vous m'invitiez un de ces quatre.

Nous acquiesçâmes silencieusement. Je remarquai pour la première fois des cernes violâtres sous ses yeux, qui venaient donner du caractère à son charme. Je savais déjà qu'elle possédait une présence incroyable, que les regards se tournaient vers elle dès qu'elle pénétrait un lieu, mais je ne me rendais qu'à l'instant compte qu'elle n'était pas que beauté. Elle avait cette chose, ce petit truc en plus, qui faisait que dès qu'on posait les yeux sur elle, on s'arrêtait de penser.

Hélianthe, c'était une fille impénétrable, pleine de cette dignité muette, une fierté inatteignable, jamais effarouchée, capable d'enlever la dernière flamme de confiance en soi de son interlocuteur. Pourtant, Hélianthe, et je ne l'oublierais jamais, était aussi la fille qui m'avait sauvé la vie.

le Photographe (et sa muse)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant