Bien trop calme

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Le humvee ralentit, et le chauffeur se tourne vers notre traducteur, il désigne quelque chose. Les vocables slaves semblent inquiètes, bizarrement mêlées au blues de John Lee Hooker qui passe sur l'ordi de bord.

Au milieu de la route à quelques dizaines de mètres, entre deux immeubles qui semblent déserts, un barrage de bric et de broc. Tonneaux, tôles, barbelés rouillés qui doivent remonter à l'ère soviétique.

Je tape sur l'épaule de Marasanev, qui observe les alentours, anxieux. À côté de moi, Jeff reprend son MP5k en main.

— On peut contourner ? Il doit y avoir une autre route ?

Marasanev traduit pour le chauffeur, avant de commencer à essayer de regarder sur le tactile du tableau de bord.

— Le GPS est brouillé, bien sûr, par ici, et...

Il attend que le chauffeur finisse et traduit pour moi :

— Il y a des routes de campagne qu'on devrait pouvoir rejoindre par les quartiers industriels, mais la zone est sous contrôle des milices. S'ils ont pu pousser jusqu'ici, en plus, c'est vraiment mauvais signe.

Je soupire. Coup d'œil aux façades identiques et hautes, tellement typiques. Volets fermés, quelques planches sur les portes, parfois arrachées. Toujours personne en vue. Le fameux « bien trop calme »...

— On peut pas prendre le risque de bouger ce putain de barrage, on a pas le choix, à moins d'annuler le transfert. Je vais demander confirmation.

J'attrape juste le talkie.

Série de chocs, lourds, terribles, contre les vitres. Le son éclate dans mon oreille gauche, tintement cristallin et vibration de caisse de résonance.

Les réflexes agissent à ma place le temps que le cerveau domine l'agression sonore. Je suis accroupie entre la banquette et le dossier avant, un genou au plancher, arme calée en main.

De l'autre côté, Jeff hurle en mode basse profonde :

— CONTACT !

Le verre blindé a tenu, gondolé et étoilé par une ligne sinueuse d'impacts. Juste le temps d'apercevoir la gueule du canon à une fenêtre du deuxième que la kalash balance une nouvelle salve. Baisser la tête, serrer les dents, pas trop, attendre. Le pare-brise prend aussi, des types émergent des deux bâtiments, ils s'alignent derrière le couvert bordélique du barrage.

Le deuxième humvee derrière nous a l'air d'échapper à peu près au déluge. Une portière avant s'ouvre, je vois Ramirez qui sort, lève sa M4. Des éclats de béton et de bois s'éparpillent autour de la fenêtre du tireur, l'arme disparaît hors de vue.

Un regard à Jeff. Il hoche la tête.

On sort.

Portière ouverte à la volée, je m'accroupis tout de suite derrière. Un coup au cœur quand la silhouette émerge à nouveau à la fenêtre dès que Ramirez a fini d'arroser. Le mec a du cran. Aligné au viseur holo, je bloque le souffle, rafale courte. Il me semble voir une éclaboussure dans l'ombre, l'AK tombe le long de la façade.

Les types du barrage continuent le stand de tir. Le crépitement du verre et du métal couvre totalement le vieux blues que la radio continue de balancer, et presque les cris du chauffeur quand une balle finit par percer le pare-brise. Un crachin de sang m'arrose par dessus son siège. Merde.

Nos copains de l'autre humvee font un nouveau tir de couverture qui calme un peu les ardeurs de ceux d'en face. Vu l'angle de tir, ça passe pas loin. Les claquements me font rentrer la tête, bien roulée en boule contre la portière. Je lutte contre l'instinct, il faut décoincer les muscles, calmer le cœur qui martèle les côtes... Collée au flanc du humvee, je trottine pour passer derrière, à l'abri du long coffre – tant que les hostiles restent sagement en face. Je suis en nage, des mèches me collent au visage malgré le vent glacé.

Jeff est déjà là. Bref hochement de tête. Il change de chargeur. Se penche pour tirer au jugé, assez haut. Maranasev nous rejoint à son tour, penché en avant, du sang sur sa barbe et son porte-plaques. Il s'écroule contre l'arrière du humvee, haletant, les yeux fous.

Notre deuxième véhicule commence à susciter l'intérêt des tireurs, même s'ils sont gênés par le premier.

Ramirez nous hurle, à la fois dans la radio, et en dehors :

— Amenez-vous, bordel, faut qu'on se casse d'ici !

Au niveau du barrage, entre deux salves nourries, ça gueule en Ukrainien. Des ordres, des invectives. Je comprends le mot « cible », et ça me suffit.

Ramirez insiste, il crie à nouveau :

— Allez, on vous couvre !

À côté de moi, Marasanev passe quelque chose à Jeff. Grenade frag. Geste d'athlète bien étudié, il lance. Ramirez comprend le signal, reprend le déluge de tir au jugé, tapis derrière la portière blindée. Une explosion métallique. Des cris. La confusion.

J'empoigne Marasanev. Le pousse devant moi. On court, penchés en avant, l'adrénaline qui brûle dans les veines les tripes tordues par la peur qui sourde, on dépasse Ramirez et son couvert, la portière arrière s'ouvre sur le client avec son porte-plaques attaché n'importe comment je pousse Marasanev et le client le tracte et...

— Le bâtiment à gauche, contact !

La voix de Ramirez, écorchée.

Je me retourne à temps pour voir la porte – ce qu'il en reste – de l'immeuble s'ouvrir et les treillis disparates en jaillir cagoules vestes de chasse AKS-74U qui se lèvent et visent et.

Je tombe en arrière la douleur éclate au plexus les côtes.

Irradie la poitrine le dos.

Plus de souffle.

Plus d'air.

Quelque chose se met à rugir, rafales assourdissantes.

Dans un brouillard noir les mecs de l'immeuble paniquent. Ils refluent dans l'entrée sous la pluie de plâtre et de béton.

Un engin nous dépasse, chenillé léger, sa tourelle rotative arrosant les positions du barrage.

Jeff apparaît à côté de moi, se penche. M'agrippant le bras, il me soulève plus qu'il me relève. Je titube, m'adosse au humvee. Il grogne. Ce qui doit être une pointe d'inquiétude dans son regard glacier.

— Ça va ?

Mon ricanement me déchire les côtes, il finit en sifflement aigre.

— Au top.

Je m'assied à moitié sur la banquette.

Autour de nous, plus de tirs. Le raffut des moteurs des engins de l'armée régulière, des soldats qui trottinent un peu partout et qui crient des trucs. Notre traducteur encore indemne se fait invectiver par un officier qui n'a pas l'air content d'avoir dû venir nous sauver la peau – je devine, du moins.

À côté de moi sur les sièges, le client me regarde d'un air contrit qui me ferait rire à nouveau si j'avais pas encore aussi mal. Me contente de grimacer vaguement. Il est livide, le visage en sueur. Il demande :

— Vous êtes blessée ?

Secouer la tête, économiser les mots. Je tapote mon porte-plaques qui a bien fait son taff. On dirait qu'il comprend.

— Ça a l'air douloureux quand même.

Là, même si ça lance et que ma voix crisse comme celle d'un vieux fumeur, je réponds.

— Notre chauffeur est mort.

Il mordille sa lèvre.

— Je suis désolé.

— J'espère juste que quoi que ce soit que vous voulez vendre au gouvernement d'ici, ça a vraiment de l'importance.

Il ne dit rien, détourne les yeux.

Je me laisse retomber doucement sur le dossier du siège, et ferme les miens.

Sans raisons, la mélodie de John Lee Hooker me revient. Je la fredonne intérieurement, sans siffler, trop mal. Pour me concentrer dessus. Pour oublier la douleur, la sueur de terreur aigre, l'acidité qui ronge le ventre.


Crédit photo : Pawel Janiak, @pawelj, Unsplash.com

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