III

51 10 32
                                    

Cela faisait un bout de temps que je n'étais pas entrée dans sa chambre. Enfin, pas depuis sa mort. Sur le bureau, j'aperçois un vieux mannequin de bois, ceux qu'on utilise en dessin ; en voulant le saisir, je le fais malencontreusement tomber et je me baisse donc difficilement pour le remettre en place. Gaëlle avait véritablement commencé à peindre peu après qu'on ait découvert son hypertension artérielle pulmonaire mis à part la fresque qui datait « d'avant » : durant le mois d'octobre elle avait fouillé dans le grenier, et en avait sorti un vieux chevalet couvert de taches de peintures.

Je me rappelle que ce jour-là elle paraissait encore plus mal que d'habitude. Souvent, je l'entendais dans la chambre mitoyenne pleurer à travers la cloison. Jamais je n'étais venue m'assurer que tout allait bien, jamais je n'étais entrée à pas de loup dans son lit la réconforter. Je l'écoutais, tapie au fond du mien, blottie dans les couvertures, attendant que l'orage passe. Parfois, j'entendais même sa respiration haletante et, pour essayer d'échapper à sa torpeur je bouchais mes oreilles et fermais les yeux si forts que je ne voyais plus que les ténèbres. J'étais terrorisée. Et chaque soir je croisais les doigts pour ne pas être éveillée par ses angoisses. Et chaque matin j'observais en silence le plafond immaculé, impatiente de me lever et d'échapper à ses crises. C'était comme être immergée dans les abysses de l'océan, sentant la pression de l'eau autour de chaque parcelle de corps. Je ne parlais pas, calmais ma respiration et comptais chaque seconde dans mon esprit, ignorant l'heure.

Cette nuit-ci, ses pleurs ne s'étaient pas arrêtés, se mêlant dans mes songes aux oniriques sons. Les gouttes de sueurs sur mon front, le long de mon dos, dans ma nuque puis finalement partout m'obligeaient à me retourner constamment. Je cherchais la fraîcheur comme le silence, et ma tête cognait si fort que de dérisoires larmes commençaient à couler. Je tentais de penser à autre chose. Impossible. Le même refrain tournait inlassablement dans ma tête, je perdais la raison, le sens, ayant pour seul objectif d'enfin trouver le sommeil. Je pleurais presque de rage, triturant mes draps et me mordant les lèvres jusqu'au sang. Rien ne pouvait arrêter cette infernale danse. Dans ces moments, s'il me restait encore la notion du temps, je pensais : « Ça y est, je deviens folle. Je suis folle. Jamais plus le Soleil ne se lèvera et la nuit demeurera éternelle ». Encore maintenant, quand je n'ai plus de somnifères, j'entends ses pleurs dans mon esprit, que j'aurais pu calmer si j'en avais eu le courage. En aillant fui la tempête, j'ai réussi à me noyer. Désormais elle me hante, comme pour me punir.

Pendant les vacances de la Toussaint Gaëlle avait déplacé le chevalet dans sa chambre et je me rappelle avoir été en colère contre elle refusant de fêter Halloween avec moi. Elle m'avait répondu sèchement qu'elle n'avait plus le temps pour ce genre de choses et elle était remontée en vitesse dans sa chambre, ne manquant pas de claquer la porte comme si elle en voulait au monde entier. J'implorai alors du regard mes parents qui, comme d'habitude, passaient l'éponge. Il fallait être indulgent et ne pas épuiser ma pauvre sœur. Avant tout cela, nous allions sonner aux portes, le sourire au visage et les paniers à la main. Je récupérais les vieux costumes de ma sœur et j'étais heureuse de marcher dans ses pas. Après ces folles nuits, nous faisions le bilan, afin de savoir qui avait emporté le plus de bonbons : toujours moi, évidemment, car elle cachait une partie des siens afin de me faire gagner. Cependant cette soirée-là signait la fin de ces joyeuses veillées.

J'étais donc restée à la maison, arborant un vieux costume de sorcière et regardant un film sans aucun intérêt avec mes parents qui voulaient faire les choses bien. Toute la nuit, la chambre de ma sœur était restée allumée, et de toute la journée, jamais elle n'en était sortie, refusant de manger en nous priant de ne pas la déranger. Elle refusait de nous voir, embarquée dans sa nouvelle passion, ce qui m'exaspérait.

Un peu plus tard, j'étais entrée dans sa chambre pour essayer d'observer ses peintures, profitant de son sommeil. Alors que je pénétrais dans la pièce, une forte et désagréable odeur envahit mes narines. Je toussais, essayant néanmoins de ne faire aucun bruit, la poussière s'introduisant dans mes poumons avec une sensation désagréable. Le fameux mannequin de bois prenait une position torturée, les bras en croix, les jambes désarticulées. J'avançais dans ce sombre lieu fixant toujours l'hypnotisante poupée avant d'être stoppée par un lourd élément appuyé contre le vieux radiateur. Je descendis les yeux, lentement, et fus frappée d'une saisissante stupeur. Au sol jonchaient fièrement des dizaines de toiles de tailles et formes différentes, sur chacune d'elles était esquissé, peint, suggéré, des formes, corps et éléments sombres le rouge et le noir se liant pour créer les plus infâmes monstres. Des visages, partout, déformés, malades, lépreux, criaient, pleuraient, menaçaient les spectateurs de cette envahissante névrose. Des corps, nus, noirs, semblaient torturés, martyrisés, suppliants, résignés, morts et sur certaines toiles, des traces de mains étaient visibles, d'un bordeaux sombre comme le sang. Je reculais, comme par reflexe cherchant à m'échapper de cet exutoire infernal, le souffle court, les mains portées à mon visage, lorsqu'une voix coupa cette transe.

- N'aie pas peur. Ce ne sont que des couleurs sur un tissu, chuchotait ma sœur qui venait de s'éveiller. Je me tournai vers elle, apeurée. Elle poursuivit après un instant d'hésitation :

- Tu comprends cette impression ? Celle de vouloir dessiner quelque chose, mais au moment de relever la tête, le paysage a changé, il s'est métamorphosé. Tu vois ?

Puis, après quelques secondes pesantes, elle se retourna en chuchotant :

- Laisse tomber va.

Le calme retomba soudain. Alors, sans un mot, sans un bruit, je m'étais extirpée de ce lieu, cherchant à fuir ces démons. Ses démons.

Et les parents ne disaient rien. Ils ne comprenaient pas. Ne cherchaient pas à comprendre. Tant que sa santé physique tenait le coup, ça allait. Alors que non, rien n'allait, tout s'effondrait. Tout cela, j'avais l'impression d'être seule à m'en rendre compte, impuissante.

Je me relève, fais glisser ma main sur le bois irrégulier de la console, laisse le grincement du parquet envahir les murs, avant de poser mes yeux sur les tableaux, les fameuses toiles effrayantes, ayant au moins doublées en nombre après cet épisode. Mes yeux voyagent, d'œuvre en œuvre, sans émotions. Je saisis un premier carton, m'accroupis devant les tableaux et commence à les déposer un à un dans celui-ci avec un silence mortuaire. Mes doigts effleurent les fibres en lin, fortement liées entre elles, inébranlables faces aux coups de pinceaux passionnés des artistes. Je ressens sous la pulpe de mes doigts les variations des peintures, les épaisseurs, les coups violents et ceux plus doux. Les espaces, vides, incolores, comme oubliés, mis en valeur par les espaces sombres adjacents. Ma contemplation ne s'arrête pas là. Les craquelures de la gouache produisent dans mon cœur des centaines de piqures de rappels. Derrière moi demeurent quelques toiles, gisant sur le sol. Je les saisis. Toutes semblent avoir été prises. Je porte donc l'énorme carton, devenu plus lourd, pour le poser rapidement sur la chaise.

Soufflant une fois, je me retourne pour jauger le travail restant à accomplir. Je croise mon propre regard dans le miroir en face de moi. Je n'y trouve plus aucune émotion. Je tourne les yeux vers la droite et redécouvre le vieux chevalet, désormais rongé par les mites, avec posé sur son rebord, un dernier tableau, inachevé, identique et pourtant si différent des autres. Inconsciemment je retrouve ma silhouette dans le miroir, je fronce les sourcils, et fais le vas et viens entre l'œuvre et mon reflet. Moi aussi, je me retrouve, parmi ces montres, je suis comme eux, je détruis, petit à petit. J'ai été un démon, j'ai été son démon. Sur la toile désormais, je retrouve un reflet plus vrai que l'original. Je saisis celle-ci, la pose au sommet du carton, et tente de passer à autre chose.

Les CartonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant