Là, posée près de l'imposant lit, presque cachée par l'étoffe retombant lentement en drapé, la machine à oxygène de Gaëlle me fait désormais face. Afin de mieux pouvoir l'observer, je repousse légèrement le drap sur le côté avant de poser ma main sur celle-ci et de la retirer presque aussitôt à cause d'un choc électrique. Je porte mon regard sur le long et fin tuyau partant de l'origine de la bombonne jusqu'aux lunettes, prêtes à délivrer leur oxygène. D'un aspect cubique, la grosse boîte tient en elle une large bombonne de métal, moirant d'étranges reflets presque hypnotiques, magnétiques. L'objet en lui-même, aussi, reflète le soleil sur le point de se coucher. Mais celui-ci est plus net, plus éclatant. Je caresse du bout des doigts l'objet, partant du bas des roues, abîmées par les nombreux voyages, passant par les boutons, par dizaines et d'utilités inconnues pour moi, afin de terminer le long du cylindre de plastique. Je suis toujours à terre. Je ferme les yeux, sans émotions perceptibles par mon visage.
Juin 2004, dans la maison de mamie, près des champs de blés qui honorent le soleil. L'atmosphère n'est pas aux embrassades car Gaëlle avait fait une rechute. Les faux semblants de nos ancêtres étaient tout simplement insoutenable, insupportables. Un an à vivre dans la douleur, dans la peur et l'inconnu. Nous ne voulions pas de sourires désolés, de pardons murmurés ou d'excuses masquées. Nous voulions vivre, parler, oublier. Nous ne nous étions pas parlé depuis l'incident, et j'avais peur. M'en voulait-elle ? Allait-elle tenter de me faire à nouveau du mal ? Où était passée Nicole par-dessus la fenêtre ? Au paradis des poupées ? C'était le troisième jour de vacances.
Durant le diner, mamie avait mis un classique Louis de Funès afin de détendre l'atmosphère mais cela n'avait pas eu le résultat escompté. Cependant le bruit des couverts claquant sur la porcelaine des assiettes m'aidait à garder les pieds sur terre. Mis à part le son de la télévision et celui du vent qui grondait sur le carreau de la fenêtre, c'était le silence complet. Je voyais bien que grand-mère était épuisée, physiquement et psychologiquement, en un an, beaucoup de choses avaient changé. En un an, tout avait changé. Un bruit plus fort se fit alors entendre, Gaëlle avait fini et comme d'habitude, elle partait se réfugier dans sa chambre. J'observais le regard contrit de mamie avant de hausser les épaules et de poursuivre ma contemplation du film, qui, malgré sa portée comique, ne me décrochait pas un sourire. Puis, à sa fin, je dis mon bonsoir à l'aînée avant de monter me coucher à l'étage. Cependant, ce soir-là la porte de la chambre de Gaëlle était ouverte, je me permis alors d'y jeter un coup d'œil. Dans l'entrebâillement de la porte, il n'y avait pas grand-chose à observer, ma sœur était partie, une fois de plus. Où ? Pour combien de temps ? Aucun moyen de le savoir. J'avais alors exploré sans intérêt le lieu, sans même une once de curiosité, traînant seulement mes pieds d'un bout à l'autre de la chambre avant d'apercevoir la bombonne de gaz. Parfois, lorsque Gaëlle traînait dans les champs, à seulement quelques mètres de la maison, elle ne l'emportait pas, afin de se sentir plus libre. Car celle-ci n'était là que pour supporter ses poumons lors d'efforts. Je m'approchai directement de la machine, dans une sorte d'insondable transe. Puis je saisis la poignée et dans un excès de force et me précipitai dehors.
Sans aucune hésitation, aucun doute, je plongeai à l'intérieur. Les épis, plus hauts que moi, masquaient à peine la nuit étoilée, habillant la lune. Ceux-ci me barraient le visage, me laceraient les bras, me fouettaient. Je ne m'arrêtais pas, et, dans mon regard une lueur de défi brillait. Mes jambes frottant les plantations couraient à une vitesse folle, mes cheveux volaient de toutes parts et la fatigue ne m'atteignait pas. Autour de moi, tout était net et clair, plus rien n'apparaissait flou ou incertain. Arrivée à quelques dizaines de mètres de la maison, je choisis mon endroit, une magnifique butte de feuilles en plein milieu du champ. Avec hâte, comme possédée, je les écartais afin d'y dissimuler l'objet. Ma tâche faite, je me frottais les mains afin d'y retirer les résidus de feuilles, puis, je courus sans retenue dans le sens inverse, aucune émotion ne me traversait sinon le calme et l'apaisement soudain. Je me couchais, ce soir-là, sans avoir peur de ne pas dormir, et en ayant même le pressentiment de rêver.
En effet, cette nuit-ci, aucun cri, aucune voix réelle ou imaginaire ne me réveilla. Le matin, la seule brise campagnarde me caressait le visage. Le lendemain, le corps de ma sœur fut retrouvé inerte, gisant au milieu des épis de blés. Elle avait fait une mauvaise chute après s'être évanouie suite à une insuffisance respiratoire. Tout le monde crut qu'elle avait simplement fait une sortie nocturne où elle aurait oublié sa machine en voulant rentrer, tous furent bouleversés. Et j'ai fini par croire à cette histoire. Personne n'était retourné dans sa chambre depuis. Les adultes avaient raison, la maladie tue. Elle a fait de moi une enfant innocente, dans le déni. Mais la vérité est là, devant mes yeux. Et je suis prête à l'accepter.
La vérité est que ce soir-là c'est moi qui aie caché la machine afin d'inquiéter un peu Gaëlle, d'avoir une revanche. La vérité c'est que c'est par ma faute qu'elle est morte. Je suis une meurtrière ! J'ai tué Gaëlle ! Huez-moi, détestez-moi, vous, pervers spectateurs. Car cette nuit-là, c'est moi qui aie tué ma sœur !
Désormais sur le pas de la porte de la chambre, la nuit est déjà tombée. J'ai rassemblé les cartons à mes pieds et porte dans mes bras le reste. Je ferme la porte, la pièce est terminée. Le rideau tombe
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Les Cartons
Historia CortaEnviron 16 ans après l'avoir quittée, Dorothy retourne dans la maison de son enfance. Cette maison qui l'a vu grandir. Celle qui l'a faite souffrir. Celle dont les fondations ont tant de lourds secrets. Sous la couche épaisse de poussière accumulée...