IV

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Je me relève, autour de moi le paysage est toujours aussi chaotique. Je m'avance alors vers l'imposante bibliothèque de bois dans l'objectif de la vider de ses livres mais mon regard est rapidement happé par un planisphère, épinglé à sa droite, intact et trônant presque comme une relique. D'un souffle, j'éjecte rapidement les poussières qui ternissent ses couleurs en finissant d'un revers de main. Le papier est humide, presque poisseux. Je tâte rapidement le mur. Lui aussi est humide : l'état sanitaire de la chambre laisse à désirer, les murs semblent suinter. Suinter de douleur, de secrets, de mensonges, suinter de nos erreurs, suinter la mort. Une sensation nauséeuse me prend à la gorge et je retire rapidement ma main. J'essaie néanmoins d'oublier cela pour finalement reporter mon regard sur la carte.

Celle-ci est sépia mais la couleur des pliures est complètement délavée quadrillant ainsi les différents continents. Je glisse mon doigt sur les différentes annotations indiquées ci et là : certains pays, certaines villes sont entourées, des flèches barrent des continents, traversent des océans, plus qu'une carte, c'est une sorte d'utopie illusoire. Espoir de fuite, de renouveau, de différence, de liberté. Qu'est-ce que la liberté quand l'on doit à chaque instant traîner une bouteille à oxygène de deux kilos ? Quand on est prisonnier de son propre corps, de son propre esprit ? Gaëlle voulait fuir, ou plutôt s'enfuir, de la maison, de nous, de la maladie. Cela avait été le premier sujet de discorde avec les parents depuis le début de la convalescence.

Ma sœur leur avait demandé si elle pouvait passer un weekend avec ses amis dans les Vosges pour son anniversaire, mais ils avaient refusé et alors l'ouragan avait éclaté et de durs mots avaient été prononcés. Mes parents, terrifiés par l'état de ma sœur voulaient éviter tout ce qui aurait pu la menacer. Mais elle ne voulait rien entendre. Moi, assise du haut des escaliers, je me bouchais les oreilles, le conflit m'était insupportable. L'enfer commençait et le dénouement serait, sans aucun doute, terrible. À la fin de la rixe, les dernières phrases échangées résonnaient dans mon esprit. Le cri désemparé de ma mère :

-Tu ne peux pas juste comprendre que nous refusons d'exposer notre fille à un danger dont elle n'a pas conscience ?

-Mais c'est en restant ici que je meurs à petit feux ! avait-elle répondu en larmes.

Des larmes de rage devant les proportions qu'avaient pris les choses. Sur ce, elle avait claqué la porte et était partie dans sa chambre, les mains encore tremblantes. Le calme retombé, je retournais voir ma mère avec un silence pesant. Mais celle-ci refusant de parler, elle s'enferma dans la pièce adjacente.

J'entendis un long soupir puis mon père me dit :

-S'il te plait Dorothy... C'est un peu compliqué en ce moment. Ta sœur doit sûrement se sentir seule. Je m'occupe de maman alors s'il te plait va la voir, essaye de la raisonner et assure-toi qu'elle ne fasse pas de bêtise.

Je hochai simplement la tête. Les consignes étaient claires ; réparer les pots cassés. Tout le monde se souciait de savoir comment maman allait, comment Gaëlle allait, mais qui se posait la question de savoir comment moi je vivais tout cela ? De si j'avais envie de lui parler à Gaëlle, si j'étais prête à supporter ses pleurs, sa colère, ses humeurs en étant la parfaite petite sœur ? Qui se souciait de savoir si j'arrivais à supporter tout ce poids, tout ce mal qui entrait de jour en jour un peu plus en moi ? Gaëlle vivait une situation difficile, il fallait l'aider, mais qui pensait que cette maladie pouvait peut-être m'atteindre aussi ? Comme d'habitude, je montais une à une les marches des escaliers ravalant mes angoisses et m'armant de courage. La porte devant moi, j'entrais dans mon personnage.

Dans l'entrebâillement de la porte, je chuchotai :

- C'est moi, je peux entrer ? Tout va bien ?

Gaëlle se retourna brusquement le regard dur avant de cracher ces paroles :

- Putain, tu peux pas me laisser tranquille ? Retourne dans ta chambre jouer aux poupées et arrête de me saouler !

Puis elle referma brusquement la porte me laissant seule, désarmée. Elle était en train de préparer un sac à dos lorsque je l'avais surprise. Reprenant mon souffle, et d'un pas décidé, j'ouvris une nouvelle fois la porte.

- Hé, tu peux me parler tu sais, je peux te consoler si tu veux.

Elle leva les yeux au ciel, exaspérée, avant de dire virulemment :

- Et puis quoi encore ? Une petite gamine pourrie gâtée d'à peine huit ans sur qui je pourrais pleurer ? Mais tu te prends pour qui ? Dorothy fait ceci, Dorothy est cela, ça va, j'ai bien compris qui était le boulet ici, pas besoin d'insister ! Lâche-moi, s'il te plait ne t'approche plus de moi ou j'en viendrais à te faire du mal. Ce n'est pas parce qu'on est de la même famille qu'on est obligé de se supporter.

Elle fit passer sa machine sur le rebord de la fenêtre avant de disparaître dans la nuit. J'avais plusieurs fois essayé de l'interrompre pour la calmer sans succès, et je restais là, avachie sur le sol, les larmes aux yeux. C'était sa première fugue mais certainement pas la dernière.

Je cligne des yeux plusieurs fois, essayant de chasser de mon esprit ces mauvais souvenirs. Je relève la tête avec un goût de sang dans la bouche, et arrache du mur d'un geste un peu trop brusque la fameuse carte, ne laissant que la carcasse des morceaux de scotch sur le mur. Puis je retourne à la bibliothèque et je commence machinalement à trier un à un les livres afin de les classer dans les différents cartons. Soudain, je sens entre mes mains un ouvrage plus lourd et imposant que les autres, un album photo avec une photo de famille en couverture, seize ans auparavant. Je décide alors de m'octroyer une pause et m'assieds en tailleur sur le sol de la chambre non sans un grincement. Mais j'ai peur, peur de ressasser ces souvenirs vieux de plus d'une décennie, peur d'être face à ce que nous étions, sur ces petits rectangles de papier glacé.

Je caresse la couverture, le cuir est doux, et, avec appréhension, j'ouvre l'album. J'observe désormais attentivement les dizaines de photos s'offrant à moi : dans un ordre chronologique je redécouvre tout d'abord nos naissances respectives, puis anniversaires, sorties, et encore les anniversaires, sans fin, une suite sans sens de sourires béats factices, idéals pour les magazines. Je tourne les pages encore et encore, avant de découvrir les premières photos prises durant la convalescence de Gaëlle. Même lorsque rien n'allait, les photos sont les mêmes, les sourires crispés, la pose idéale : tous dans les bras les uns des autres.

Non, rien ne change sur ces photos sans intérêt mis à part sa bombonne. Je haïs ces photos idiotes. « Pour le souvenir » qu'ils disent. Mais le souvenir de quoi au juste ? Les souvenirs de la visite d'un lieu touristique, suivi d'une dispute qu'on enjolivera par des sourires éclatants de mensonges ? Celui de cette fois, où l'on a repris la photo quarante fois sous un soleil de plomb au lieu de profiter du paysage car il y avait un contrejour ? Les souvenirs, ces souvenirs sont factices, ceux des albums photos n'existent pas, ils sont artificiels, ils sont comme un pansement posé sur un moignon. Ils sont une mise en scène sans intérêt, une série B que l'on regarde quand il n'y a rien d'autre à la télévision, avec des décors moyens et des acteurs encore plus mauvais. Ce ramassis de mensonges qui fait plaisir aux yeux seulement si l'on a oublié la réalité et qu'on ne sait déceler le malaise dans le regard des protagonistes. Non, les photos ne sont pas inutiles, mais montrez-nous la réalité, de vrais sourires, de vrais éclats de rire, de vraies grimaces, et peu importe que la lumière ne soit pas assez bonne, nos visages pas assez nets pourvu que nous soyons vrais, que nous existions. Car désormais je n'ai plus peur, je suis face au même tableau qui se répète, dont on ne change que le fond, indéfiniment. Je décèle plus d'authenticité dans les toiles de ma sœur que dans ces minables clichés destinés aux retraités qui regrettent le bon vieux temps.

Je referme l'album, le pose dans le carton des affaires à jeter puis continue mon tri avec une grande concentration. Quand l'armoire est enfin vide, cela fait déjà une bonne heure que j'y suis. Je pousse lassement les cartons sur le côté pour faire de la place puis évalue ma prochaine tâche. Je ne pense plus à rien, mon seul objectif est d'enfin finir mon travail pour sortir de ce lieu oppressant et malsain. Il est grand temps de mettre de l'ordre dans tout cela, abandonné depuis sa mort. Grand temps de rétablir le calme et l'équilibre.

Les CartonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant