Dragon Noir 1 - Cœur de Flammes [sous contrat d'édition]

02. Le dragon noir

Contre sa peau nue, les draps étaient chauds et secs, bordés par une lourde fourrure dont les poils lui effleuraient le menton. Pas tout à fait éveillé, Gottfried battit des paupières en se lovant un peu plus dans ce délicieux confort. Il ne se rappelait pas avoir aussi bien dormi dans son lit, même avec la présence de son frère à ses côtés. Leur couche était toujours humide, froide, et sentait le renfermé. 

Celle-ci, en revanche, en plus d'être agréablement sèche et chaude, portait l'odeur discrète de quelque chose de sauvage mais rien d'autre, comme si personne n'y avait jamais dormi. Il n'était pas au château, donc. Il se rappelait avoir rêvé de s'en échapper, tout comme il se rappelait le lac dont les eaux mortelles s'étaient refermées sur lui avant que son rêve ne s'achève. Mais ce n'était qu'un songe, n'est-ce pas ?

S'il en croyait la couche dans laquelle il était étendu, il avait de sérieuses raisons d'en douter. Et plus encore lorsqu'il parvint enfin à ouvrir les yeux. Au lieu du plafond de bois aux larges poutres noircies de fumée, il ne vit que de la roche brute sur laquelle dansaient des reflets dorés. Et, surtout, au lieu du visage bourru de son frère au réveil, il avait au-dessus de lui la tête d'un homme qui ne ressemblait à aucune des personnes qu'il connaissait. 

De ce qu'il en voyait, il semblait plutôt jeune mais c'était difficile à déterminer avec les écailles couleur de nuit qui couvraient ses pommettes, son front et sa gorge. Ses yeux étaient ceux qu'il avait croisés plus tôt, dans ce qui n'était finalement pas un rêve, avec leur couleur inhumaine de bleu marine rehaussé d'or, fendue par des pupilles étroites. Nul besoin après ça de voir des ailes ou des griffes acérées pour comprendre que cet inconnu était la forme plus ou moins humaine du dragon qu'il avait aperçu au bord du lac, et qu'il se trouvait dans sa caverne. 

Le prince savait qu'il aurait dû s'effrayer mais il attendit en vain la panique qui l'aurait poussé à se cacher sous les fourrures à la recherche d'un abri dérisoire. Les grands yeux posés sur lui n'exprimaient aucune menace, seulement de l'inquiétude. Et sa mémoire, pourtant troublée, lui rappelait les grandes ailes au-dessus de lui lorsqu'il avait sombré dans le lac, les griffes qui l'avaient arraché à ces eaux mortelles, la voix grave et pourtant très douce qui l'avait encouragé, et la chaleur qui l'avait enveloppée lorsqu'il avait cru mourir de froid. 

Dragon ou pas, cet homme lui avait sauvé la vie, peut-être même au péril de la sienne. Hébété par ces évènements trop soudains, encore troublé de sommeil et tout à fait envoûté par l'étrange beauté du visage penché sur lui, Gottfried leva lentement la main pour le toucher. Ses doigts rencontrèrent de la peau lisse et souple, aussi chaude que le reste de son corps, bien loin de la matière rude, rêche et épaisse qu'il s'était attendu à découvrir. Doucement, sa paume épousa la courbe d'une joue au toucher soyeux et inattendu, et il sourit.

— Tu es le dragon noir de la montagne... murmura-t-il presque pour s'en assurer. Avec toi je ne crains rien.

Il en était certain, aussi certain que de la réalité du soleil ou le froid de la neige. En réponse il reçut un léger sourire timide, comme si le dragon ne s'était pas attendu à une telle réaction et ne savait pas trop comment agir. Ses lèvres pleines laissèrent apparaître l'extrémité tranchante d'un croc mais Gottfried ne s'en effraya pas. Si le dragon avait voulu le tuer, il ne se serait pas risqué à le repêcher dans le lac, ou alors il l'aurait déposé sur la rive pour le dévorer en profitant de ce que le froid l'avait engourdi. 

Au lieu de cela, il l'avait emporté jusqu'à sa caverne, il avait essayé de prendre une apparence humaine pour lui et l'avait réchauffé avant de lui offrir sa couche. Après vingt années passées dans un château habité de rudes guerriers, Gottfried savait reconnaître une menace quand il en voyait une. Et auprès du dragon, il n'en voyait aucune. Au contraire, ce qui se dégageait de lui était plutôt une profonde impression de sécurité, plus forte encore que celle qu'il ressentait auprès de son frère.