2 - Avril 1973, maison McFallon

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Papy avait passé presque toute la journée dans le fauteuil du salon, face à la télé, et Jimmy s'efforçait de se rappeler d'un seul moment où ce dernier avait été éveillé. Sans surprise, rien ne lui vint à l'esprit ; Papy Bob passait de plus en plus de temps à dormir, ces derniers jours. La mère de Jimmy aurait sans doute trouvé cela inquiétant – mais sa mère s'inquiétait beaucoup trop souvent, ces temps-ci. Elle était aussi moins belle qu'avant, avait remarqué Jimmy. Ses cheveux s'emmêlaient, et le temps qu'elle passait auparavant à se maquiller, avant de l'emmener à l'école, elle le passait à nettoyer Papy.

Nettoyer Papy. Jimmy trouvait ça répugnant.

Le fauteuil de Papy, monstruosité rouge bardée de velours et de pompons, occupait tout le centre du salon depuis qu'on l'avait rapproché de la télé (la vue de son grand-père s'amenuisait presque au même rythme que son audition), et Jimmy avait l'impression de devoir contourner un véritable trône quand il se rendait dans sa chambre. Un grand trône pour un chétif petit vieux monsieur qui bavait et sentait l'urine. Sur l'accoudoir gauche, sa main serrait comme une araignée blanche et avide la télécommande, même lorsqu'il dormait, et sur l'accoudoir droit, une petite montre brillait quand le soleil passait dessus, sa chaîne pendant dans le vide comme celle de l'ancre sèche d'un galion. Son père avait dit à Jimmy, en pointant la montre du doigt, qu'on appelait ça une montre à gousset (il avait chuchoté, après, qu'elle rapporterait un bon tas de fric quand le vieux casserait sa pipe, et alors sa mère l'avait giflé – c'était à cause de ça et plusieurs autres choses que Papa vivait maintenant dans un appartement de l'autre côté de la ville).

Aujourd'hui, Jimmy était seul à la maison. Seul à la maison, avec Papy. Sa mère était partie à huit heures trente à la blanchisserie, comme tous les matins depuis que Papa avait quitté la maison (impossible de vivre sereinement avec ce vieux débris en bas, Mary !) et elle avait glissé un petit papier sous l'aimant Mickey Mouse, en haut du frigo – la hauteur maximale où les dix ans de Jimmy lui permettaient de tendre le bras.

« Je vais chez Jane Tassio cet après-midi, il y a des lasagnes au frigo. Laisses-en un peu pour Papy Bob. N'oublie pas ses deux petits infirmiers à 15h, ils sont très importants. Je t'aime, mon chéri. »

Ses petits infirmiers.

Il s'agissait du nom absolument ridicule que sa mère donnait aux médicaments de Papy, des comprimés rouges de la taille d'une pièce de vingt-cinq cents qui dormaient pour l'instant dans leur gangue de plastique et de carton étiquetée « Covril », sur la table de la cuisine. Quand le vieux était dans un de ses mauvais jours, Jimmy l'entendait réclamer à sa fille ses petits infirmiers depuis le fauteuil du salon,

(Mary viens ici tout de suite avec ces satanés Covril)

d'une voix dure, sévère

(Maaaryy viens là avec ces saloperies de comprimés si tu ne veux pas un cadavre à la maison)

qui lui rappelait, d'une manière un peu étrange et contrefaite, la voix de Gordon Spout. Jimmy alla dans la salle de bain, à l'étage, tout en tendant l'oreille aux ronflements de Papy, en bas. Il en perçut le grondement bas et lourd, comme le grognement d'une bête sauvage tapie dans l'ombre de la cage d'escalier. Il décida de verrouiller la porte de la salle de bain derrière lui.

Les petits infirmiersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant