Le frigo massif l'accueillit de toute sa blanche carrure. Il avait l'air d'un souverain ventru trônant sur la mosaïque ébréchée du carrelage. Jimmy saisit la poignée, d'un froid glacial, et ouvrit la porte comme s'il éventrait la panse du monarque. Les lasagnes veillaient à portée de main, rouges et figées. Il s'en empara et les enferma dans le micro-ondes, juste à côté, après s'être perché sur une chaise. Papy Bob semblait avoir décidé de laisser son petit-fils œuvrer dans le calme, cet après-midi. Aucun son n'émanait plus du salon, excepté le tic-tac lointain de la montre à gousset. Jimmy se détourna du ronronnement lumineux du micro-ondes. La boîte de Covril le dévisageait depuis la table, où elle semblait se démarquer de tout le mobilier de la cuisine. Elle n'avait rien de particulier pour Jimmy, qui avait déjà vu beaucoup de boîtes de médicaments au cours de ses dix ans d'existence, mais comme elle était là, nonchalamment renversée sur le dos, la plaquette de comprimés dépassant de l'emballage comme les tripes du ventre d'un soldat mourant, elle eut un instant l'air de briller d'une énergie curieuse, bourdonnante et un peu menaçante.
Elle semblait le lorgner, et dire : Me voilà, Jimmy. Me voilà, mauviette. Tu as devant tes yeux de gamin stupide les petits infirmiers de Papy Bob.
C'est nous qui aidons ton pauvre vieux grand-père à ne pas casser sa pipe.
Les yeux de Jimmy s'agrandirent. Et après tout,
(une mauviette capable de RIEN)
après tout...
(vraiment RIEN, vraiment !)
Le micro-ondes cessa d'illuminer la cuisine et interrompit son morne ronronnement par un Ting! joyeux. Jimmy sursauta. Il saisit rapidement une assiette, ronde et blanche comme un œil aveugle, et y fit s'écraser la lourde bouillie d'un rouge sombre, quasi-volcanique. Le résultat, comparable à un amas organique atrocement mutilé, lui donna la nausée, et le fumet de viande réchauffée acheva de le dégoûter. Il allait peut-être tout dégobiller là, en plein sur le repas de Papy Bob. C'est d'un comique.
Il se retint pourtant, ravalant l'arrière-goût de bile qui lui remplissait le gosier d'amertume acide. Il vacilla légèrement, posa sa main sur la table. Au salon, l'onde radio du grand-père était plate, comme morte. Pas un son, comme un prédateur tapi dans l'ombre.
Papy Bob avait l'habitude d'avaler ses Covril avec une quantité raisonnable de nourriture solide, même si sa dentition en ruine transformait ses repas en spectacle à la fois grotesque et désastreux. Pourtant, lors de son arrivée à la maison en septembre, il martelait à quiconque osait s'aventurer trop près de son fauteuil qu'il n'était pas encore assez décati et en loques pour s'étouffer avec de bêtes comprimés de la taille d'une piécette. Il les avalait donc tous les jours avec un verre d'eau, et en tirait une grande fierté – sa manière à lui de se rappeler qu'il distançait d'encore assez de pas la longue faux de la Mort et son capuchon lugubre. Un jour, seulement, aux environs de février, le Petit Dieu des Probabilités Foireuses – une merveilleuse invention de son père – avait décidé de se pencher sur Papy Bob. Lors de leur trajet journalier vers son organisme mal en point, les deux comprimés étaient restés tout à fait collés l'un à l'autre, créant une sorte de petit barrage dans la gorge maigre et sèche du grand-père. Jimmy, qui observait la scène assis sur la dernière marche de l'escalier, n'avait tout d'abord vu qu'un bras maigre s'agiter sur son accoudoir, secouant ses longs fanons de peau plissée comme s'il traînait une robe. Le fauteuil avait tremblé, et une sorte de hoquet humide était sorti de la bouche du vieux, comme l'étonnement soudain d'un type qui aurait vu des extraterrestres : Oh !?
Papy Bob avait gargouillé un nouveau hoquet clapoteux, et convulsait de spasmes rapides, tout en s'agrippant la gorge à deux mains. Maman criait – comme d'habitude – et conjurait son mari de faire quelque chose pour ce pauvre vieux oh Stan je t'en conjure fais quelque chose !
Son père lui avait alors obéi à contrecœur, tambourinant le dos de Papy Bob avec une sorte de dégoût moqueur. Jimmy était resté pétrifié sur sa marche, incapable de bouger ou de parler.
Son grand-père le regardait tout en s'étouffant. Son visage prenait peu à peu des teintes d'un violet funeste, et ses yeux explosaient de vaisseaux sanguins et de rage. Son regard ne lâchait pas Jimmy et sa bouche tressautait en haletant, avide d'une goutte d'air. Il continuait ses Oh ! rapides avec la même note d'étonnement grotesque mais ses petits yeux rougissaient au même rythme que se violaçait son visage, et que battait la veine, à son front. Les cheveux blancs volaient, l'entourant d'une sorte de couronne spectrale, et Jimmy avait sans doute été à deux doigts de se pisser dessus.
Papy Bob avait fini par recracher les Covril, rouges et luisants comme des caillots sanglants, et par réussir à inspirer de l'air. Il n'avait pas eu de séquelle trop grave – dommage, penserait fugacement Jimmy, bien qu'il s'acharnerait par la suite à se persuader qu'il n'avait jamais pensé cela – mais sa mauvaise humeur avait empiré. Maintenant conscient que la distance qui le séparait de sa concession au cimetière de Copper Hill s'amenuisait, Papy Bob passait le plus clair de son temps à dormir, pour ne se réveiller qu'occasionnellement et tempêter avec une vigueur redoublée. Il était malgré tout contraint aujourd'hui à manger des lasagnes avec ses deux Covril.
Et tant mieux, songea Jimmy. Qu'il en mange trop. Qu'il s'étouffe.
Vilain petit vaurien.
Jimmy prit la boîte, déchira l'emballage d'aluminium et en extirpa les petits comprimés, simples disques rouges et lisses fendus par le milieu, un peu comme de petits yeux de chat. Des yeux de chat alcoolique (ou en train de s'étouffer), à la rigueur. Il les nicha au creux de sa main gauche, et approcha sa main droite de l'assiette de lasagnes encore fumante.
Une curieuse sensation l'envahit. A ce moment précis, ses doigts de la main droite ramenés en pince pour soulever une couche de lasagnes, il eut l'impression que la porte qui le séparait du salon agissait comme une barrière entre deux mondes, un peu comme les portails dimensionnels des bandes-dessinées de science-fiction. D'un côté, le monde normal, le monde Jimmy, et de l'autre, le désert stérile et menaçant de Papy Bob. Le repaire pestilentiel d'un monstre vieillissant. Son corps fut parcouru d'un long frisson.
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Les petits infirmiers
Короткий рассказJimmy doit veiller sur son vieux grand-père, le temps que sa mère revienne de la blanchisserie. Rien de bien compliqué ; deux comprimés, une platée de lasagnes, et le gentil Papy Bob se rendort à tous les coups - ça, c'est qui se passe dans les band...