Nous nous retrouvions donc, à la tombée de la nuit dans les bois qui terrifiaient les gens depuis, au moins, le seizième siècle. Ils ont inspiré légendes et contes obscurs, le genre d'histoire que les jeunes racontent quand ils veulent se faire peur en soirée.
Nous marchions donc, entourés par des arbres aux formes sinistres. Je menais la marche. Une carte en main, je voulais me donner un air rassuré. Au fond, je ne l'étais pas du tout. Alban me suivait, en trainant les pieds, maugréant dans sa barbe. J'essayais de faire abstraction des cris de chouettes perdus dans la nuit. Je me forçais à penser au soleil, au rire de cette fille aux yeux bleu clair, au vent chaud de l'été...Tout sauf à cette noirceur menaçante. « On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans » a écrit Arthur Rimbaud, il a totalement raison. Notre inconscience et notre jeunesse nous faisaient faire des folies. A mesure que nous nous enfoncions dans la forêt pour rejoindre le manoir situé en son cœur, l'avancé se faisait plus difficile. Les arbres se resserraient, le chemin était de moins en moins praticable. Nous devions éviter les branches basses, les racines cachées sous le tapis de feuilles mortes, les ronces... Nous marchions tête baissée, en fixant nos pieds. Ainsi nous ne remarquâmes pas instantanément que la brume s'était levée. Un long cri aigu se fit entendre. Je ne dis rien, persuadé qu'il s'agissait de mon ami qui s'amusait à nous faire peur. Un deuxième se fit entendre, puis un troisième. Je me retournai, agacé de ses blagues. Il me répondit avec stupeur que ce n'était pas lui. Soudainement un long cri inhumain s'éleva dans les airs. En réponse à cette plainte animale, un groupe de corbeaux s'envola dans un concert de croassements assourdissant. Alban se figea. Il était livide. Aucun animal connu ne produisait ce genre de cri.
« Ce n'est qu'un animal blessé, dis-je pour nous rassurer, alors que je ne le pensais pas le moins du monde.
-Tu penses réellement qu'une créature normale rugit comme cela ? souffla-t-il, le visage vidé de son sang. Il était pâle à faire peur.
-Marchons, cette chose est loin. Il ne nous arrivera rien. »
Nous reprîmes notre course, marchant d'un pas soutenu l'un à côté de l'autre cette fois. Nos souffles s'accélérèrent, ma chaleur corporelle aussi. Cela me réchauffait dans le froid de la nuit. Mes sens étaient en éveil. Je traquais le moins bruit suspect, le moindre craquement de branche, le plus petit bruit animal. J'essayais de me persuader que rien ne pouvait nous arriver, qu'aucune menace ne planait au-dessus de nous. Au fond de moi, je n'étais sûr de rien. J'avais peur. Une peur qui nait d'un rien et qui se propage lentement comme une maladie. Elle s'empare progressivement de moi, se répand dans tout mon corps. Le silence environnant devenait presque rassurant, cela faisait maintenant de longues minutes que nous marchions à une vitesse de forcenés, nous ralentîmes le rythme. D'un commun accord nous nous arrêtâmes pour reprendre notre souffle. La sueur commençait à tremper mon tee-shirt et mon pull. Je respirais difficilement. Après avoir retrouvé un rythme cardiaque et respiratoire plus ou moins normal, je me dis que ce cri n'était que le fruit de notre imagination. A peine ai-je eu cette pensée qu'un bruit de branches écrasé se fit entendre. J'entendis des pas faire crisser les feuilles desséchées. Un choix s'imposait : partir en courant au risque de se faire repérer par cette chose, ou bien rester immobile et silencieux. Mon ami prit la première option sans me consulter. Je le suivis aussitôt. Nous faisions un bruit incroyable dans le silence terrifiant. La bête nous prit en chasse. J'entendais sa course effrénée derrière nous. Je n'osais pas jeter un regard en arrière, de peur de perdre de l'avance dans ma fuite. Nous étions des proies. Les proies de notre propre peur et de l'inconnu.
Ma gorge commençait à être sèche et mes poumons à me brûler. J'étais en nage. Mon compagnon de misère était dans le même état que moi. Nous filions entre les arbres, évitant les branches basses et les racines noueuses. L'adrénaline pulsait dans tout mon corps. Mes jambes semblaient vouloir me lâcher à tout moment, pourtant, je continuais, je volais. Ma volonté de vivre prenait le dessus sur tout. Un instinct de survie s'était enclenché en moi et me donnait la force de mettre un pied devant l'autre.
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Le Manoir Helver
Короткий рассказJusqu'où iraient deux adolescents pour impressionner une fille? Jusque dans les profondeurs des bois Helver... Même si les bois sont sombres, même si des cris anormaux se font entendre, il est trop tard pour faire demi-tour.