Ma mère nous avait abandonnés puis s'était enfuie quand j'avais dix ans car elle n'avait plus assez pour nourrir toute sa suite (j'étais la neuvième et dernière enfant et mon père avait eu, paraît-il, un accident de travail lorsque j'avais à peine 3 ans). Mes frères et sœurs et moi-même n'avons pas pu habiter ensemble assez longtemps après cet abandon. Mes frères sont partis à la mine, là où ils ont trouvé du travail, dans une ville éloignée. Mes sœurs et moi étions restées dans la ville mais séparées, chez des familles ayant besoin d'une aide. Plus tard, après être passée de famille en famille, c'est Laurène qui m'a proposée d'habiter chez elle ; j'avais alors déjà quinze ans. Je n'étais jamais restée longtemps dans une même famille. Soit la maîtresse était trop sévère, et je ne mangeais jamais assez si bien que j'eus toujours mal à l'estomac à force de travailler le ventre vide ; soit le patron me battait avec tout ce qu'il trouvait : ceinture, canne, bâton, etc. ; soit les enfants se moquaient de moi et étaient agressifs.
Ma première rencontre avec Laurène datait d'il y a dix ans. J'étais dans une famille nombreuse, dont l'aînée, Amandine, âgée de quatorze ans, me harcelait. Elle était toujours prête à saisir la moindre occasion pour m'accuser de tout et de rien, de me faire des farces pouvant même me blesser. Je ne savais pas pourquoi elle me détestait ainsi. J'avais douze ans à cette époque. Ce jour-là, la maîtresse de la maison m'avait envoyée pour faire les courses. Ce que je ne savais pas, c'est qu'Amandine m'avait suivie en douce. Ma tâche était d'acheter les ingrédients nécessaires pour une réception à la fin de journée. Il y avait pas mal d'éléments sur la liste. Il y avait des légumes, de la viande, du lait, allant même jusqu'aux œufs et beurre. J'avais passé une bonne heure au marché avant de finir ma liste. Je regardais une dernière fois dans mes paniers et sur la liste ; j'étais satisfaite : tout y était. Les paniers étaient lourds, j'en avais un dans chaque main, mais j'arrivais quand même à les soulever. Le marché était bondé ; il n'était pas évident de se frayer un chemin, mais j'avais l'avantage d'être petite et de pouvoir se faufiler entre les adultes. Cela me faisait gagner du temps. La sortie du marché était particulièrement bondée. Tout le monde entrait et sortait. Sur ce coup, même ma taille et ma maigreur ne m'aidaient pas vraiment. Je sentais les bousculades, mais j'essayais de résister au courant qui me pousse à revenir à l'intérieur. J'essayais de foncer, la tête en avant, en vain. Mains, pieds, jambes et paniers se bousculaient et se heurtaient contre moi. Je sentais que je ne pourrais pas sortir facilement, mais j'essayais quand même. Les pieds m'écrasaient, les mains me repoussaient, les paniers me griffaient la figure. Dans cette mêlée, je sentis soudainement une main s'agripper à ma chemise et me tirer en arrière. J'ai d'abord essayé de continuer à avancer, mais je n'avais pas assez de force. Je n'ai pas pu contrer cette force qui me tirait. Je tombais. Cela faisait mal de s'écraser sur ce sol en pierres. J'ai senti une goutte de larme glisser sur ma joue gauche. J'entendis des « oh ! », des « aïe ! » des « tout va bien ? », des rires et des murmures. Mais surtout, un rire sournois avait retenu mon attention, je reconnus cette voix, c'était celle d'Amandine. Un cercle s'était formé autour de moi. Un peu étourdie, je regardais à gauche et à droite. Je vis une forme rose, surement une écharpe ou un foulard rose, filer entre la foule qui s'était arrêté pour me regarder. Je me ressaisis cette couleur ne pouvait être que celle du foulard rose qu'Amandine portait ce matin au déjeuner. J'étais enragée, mais je ne pouvais rien faire contre elle. Je commençais à me lever en m'appuyant sur les paumes de ma main, mais une matière un peu liquide et gluante retint mon attention. J'ai regardé mes mains ; presque tous les œufs s'étaient cassés dans la chute. Amandine. Elle me le paierait un jour cette folle. J'étais encore perdue dans mes idées de revanche quand une jeune femme s'approchait de moi et me relevait. Elle devait avoir dans les vingt ans. Elle était jolie avec sa bouche fine, son visage ovale, ses cheveux bruns bouclés. Elle était souriante et aimable, non pas de pitié, mais juste par bonté. Rien qu'en la regardant, j'ai tout de suite su qu'on allait vite devenir amies. Elle me proposait souvent de venir habiter chez elle. Je déclinais par peur de ma mère, de la famille où j'habite, mais aussi un peu peur d'elle. Pourtant plus tard, j'avais appris à la connaître et à la faire confiance. Finalement, j'ai accepté sa proposition après avoir compris que je ne pouvais plus tolérer les violences de mon patron envers moi.
J'avais quinze ans quand j'ai déménagé chez Laurène. Elle avait vingt-trois ans. Elle était organisée et très indépendante. Elle travaillait chez un boulanger à qui elle m'avait présentée par la suite. La maison où nous habitions appartenait au boulanger et elle le louait grâce à une retenue sur son salaire. Quand j'ai ensuite commencé à travailler chez le boulanger, je lui avais supplié de me laisser aussi participer au loyer. Elle avait fini par accepter, voyant que j'étais vraiment reconnaissant envers tout ce qu'elle m'avait donné. Elle m'avait aussi enseignée à bien lire et à écrire. J'étais presque analphabète, j'arrivais à peine à lire la liste des courses à faire; ma mère ne m'avait jamais introduite à l'école. Avec mon amie comme enseignante, j'ai vite découvert la joie de pouvoir lire les journaux, les bandes dessinées, les romans et tous les textes que j'ai pu voir. J'aurais aimé avoir quelqu'un à qui écrire, comme le faisait Laurène, avec River, un plongeur professionnel, d'origine australien. Il venait souvent chez elle en douce, quand il avait du travail à faire dans le pays: la première fois était juste le jour après que Laurène m'a « adoptée » ; il était alors resté une semaine pour l'aider à faire le ménage et tout pendant qu'elle m'enseignait, jusqu'au jour où le père de Laurène faisait sa visite mensuelle après quoi la guerre entre père et fille avait commencé. Depuis, il ne venait seulement qu'après l'inspection de son père. La dernière fois, c'était une semaine après la visite de son père. Il était venu pour l'emmener en Australie.
Je n'avais jamais parlé avec River, il parlait surtout anglais, et je ne comprenais pas cette langue. Quelquefois, il lance des mots en français, mais ses phrases n'étaient jamais cohérentes et sa prononciation n'était pas compréhensible. Je ne lui avais jamais adressé la parole, mais quand il parlait, il parlait avec cette voix rauque, presque chuchotant. Je rougissais souvent quand je l'entendais essayer de parler français avec son accent. Je pouvais comprendre pourquoi Laurène était éperdument amoureuse de cette personne. Rien que de le regarder me faisait même rougir. Je me cachais surtout de Laurène lorsque je sentais que mes joues devenaient roses, mais j'avais une nette impression qu'elle se doutait tout de même que je ressentais quelque chose envers son partenaire ; cependant, elle me regardait juste profondément dans ces moments-là, mais elle ne me disait rien par la suite. Quelquefois, rien qu'en le voyant de dos, j'avais juste envie de le prendre dans mes bras, de serrer son corps d'athlète et de sentir son corps contre le miens, ou de se jeter tout simplement dans ses bras musclés. Imaginer qu'il s'était entraîné pour pouvoir nager au fond de l'océan me faisait un de ces effets. Je voulais qu'il me regarde, je scrutais son regard, je cherchais ses yeux étincelants. J'évitais toutefois d'y penser, surtout quand Laurène était là.
Le jour où il était venu pour emmener Laurène avec lui, j'avais dix-neuf ans. Il avait, je crois, un peu moins de trente ans. Laurène était encore sous la douche, j'ai dû ouvrir la porte. J'étais restée immobile un certain laps de temps avant de le laisser entrer. J'étais séduite. J'avais l'impression qu'il était plus beau que jamais avec son corps de mannequin et son look mal rasé. Il m'avait souri, sans toutefois dire un mot. Comme s'il avait lu dans mes pensées, il s'est approché et m'a regardé droit dans les yeux, se penchant de plus en plus, son sourire toujours à la bouche. J'ai perdu la tête pendant un moment, le souffle coupé, attendant ce qu'il allait bien faire. J'avoue que je n'étais pas du tout contre une petite aventure avec lui même s'il était le petit ami de ma meilleure amie. Je sais je suis cruelle. Toutefois, avant qu'il n'eut atteint mes lèvres, chose qui se serait effectivement passé, je me ressaisissais et j'ai reculé. Je l'invitais à entrer. Il a laissé échapper un petit soupir (ou un petit rire). Je savais déjà qu'ils allaient partir. Quelques jours avant l'arrivée de River, Laurène m'avait parlé de son départ définitif. Elle disait qu'elle allait m'écrire pour rester en contact et qu'elle serait toujours là pour moi si jamais j'avais besoin d'elle. J'habiterais toute seule la petite maison et je continuerais à travailler à la boulangerie. Au moins j'avais un toit et de quoi manger, tout ce dont j'avais besoin. Cependant, me sentir seule, ne plus revoir cette amie qui m'a tant aidée, et aussi cet être qui m'avait séduit d'un seul regard, me faisait souvent soupirer ; et pourtant j'ignorais que j'allais l'oublier à jamais...
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Mélanie
Fiksi RemajaMélanie, c'est moi. J'ai grandi orpheline de mon père, et rejetée par ma mère. Je n'ai pas fait une seule année d'école, oui vous avez bien lu, pas même maternelle ou une classe de CP. Pourtant, je suis comme toutes les autres filles. J'ai mes rêves...