120 Heures - Paul

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18h32
120 : 00

Ça y est, le minuteur est lancé. Cent-vingt heures, il lui reste cent-vingt heures à vivre. Cent-vingt heures pour oser faire ce qu'il n'a jamais osé faire.
Paul voudrait tout découvrir, tout voir. Mais il n'a pas le temps.

«18h32», indique sa montre, et en dessous, le petit compte à rebours qui le nargue, «120 : 00».

Il lui reste cent-vingt heures. Et il sait par quoi commencer.
Par lui.
Aujourd'hui et demain jusqu'à dix-huit heure trente-deux ce sera SA journée. Il a tout planifié.
Et il sait ce qu'il a toujours rêvé de faire.
Rien de bien compliqué, seulement des activités simples qui définissent qui il est vraiment, des endroits auxquels il doit faire ses adieux.
Paul ramasse l'argent, les sandwichs et son gros sac remplis des affaires dont il aura besoin pour cette soirée si spéciale. Il saisit sa veste et sort de la maison sans un mot.
Sa mère le laisse faire. Elle sait. Mais Mia, elle, lui adresse un regard plein de questions.
Il se fera pardonner.
Une promesse silencieuse et un tour de clé plus tard, le voilà disparu dans la faible clarté du soir.

19h48
118 : 44

Paul descend de son scooter avec un léger soupir de soulagement, chaque seconde angoissante qui s'écoule débouche sur une nouvelle seconde qui lui paraît trop courte.
Tout va trop vite...
Après un coup d'œil instinctif à sa montre, il presse le pas afin de se rapprocher plus rapidement de son but.

L'air marin le frappe brusquement au visage dans une bourrasque et ses narines s'emplissent d'une odeur salée. Le paysage qui s'offre à lui est magnifique.
Les pieds fermement enfoncés dans le sable, le vent faisant voler ses cheveux, il sort son chevalet. Ses premiers coups de pinceaux sont hésitants mais très vite il prend de l'assurance. Pour offrir au monde sa dernière œuvre.
La peinture a toujours été une passion pour lui, même davantage. C'est son moyen de se connecter à son environnement quand son esprit s'évade dans son imaginaire. Une façon de voir la beauté en chaque élément de l'univers lorsque ses yeux ne perçoivent que du noir.

D'abord, il dessine les milles nuances du soleil couchant, rapidement, avant que l'étoile qui permet la vie sur terre ne disparaisse à l'horizon. Puis il décrit le sable rougeoyant et la couleur de la mer qui va et vient sur la plage, remodelant chaque fois ses contours.
Le paysage est imprimé dans sa mémoire et il peint encore alors que le soleil a disparu. Quand c'est fini, il rajoute quatre silhouettes qui ne se trouvent pas sur la plage. Il se dessine lui, il dessine sa mère, Mia et Sophie. Sans oublier le petit chien qui gambade gaiement à leurs côtés. C'est ça son bonheur, c'est ça qu'il aurait fait de sa vie si il avait pu.

Puis il va au bord de l'eau, il laisse les vagues lécher ses pieds nus. Nostalgique, à cause de ce tableau si cruel. Il a peint un astre qui meurt mais ressuscite tous les matins.
Lui, il ne ressuscitera pas.

22h28
116 : 04

On lui a dit que c'est magnifique. Apparemment, on peut voir le ciel étoilé à travers le mètre d'eau qui nous sépare du ciel. Apparemment les poissons glissent autour de nous à la manière de fantômes irréels.
C'est la définition même de la vie de Paul : Irréelle. Voilà certainement pourquoi il se sent si attiré par cet endroit. Pourquoi il a tant attendu pour s'y rendre.

À l'entrée, il paye son ticket et s'avance dans le tube de verre. Tout autour de lui, la mer s'étire paresseusement. Le calme que procure cet endroit est semblable à celui qu'il a ressenti en peignant le tableau. Il se sent apaisé. Autant qu'à l'époque si floue, si douce, où il ne savait pas encore, où il pensait à son métier, ses études, avec une certaine crainte et une bonne dose de rêves et d'espoirs.
Mais irrémédiablement, son regard est attiré par son poignet, brisant la beauté de l'instant.
Encore cent-quinze heures et cinquante-sept minutes.
Soit, trop peu pour retrouver le calme d'antan.
À présent, il ne souhaite qu'oublier, se détacher de l'écoulement du temps et profiter de chaque seconde qui passe, chaque émotion qui le traverse.
Mais son âme semble connectée aux chiffres digitaux sur sa montre.
Comme prisonnier derrière le cadran de verre, il ne parvient pas à s'en extirper.
Alors il continue son chemin dans le tube transparent, parmi les poissons et le ressac perpétuel de la mer, comme une respiration éternelle.

Cent-Vingt HeuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant