Chapitre 1 - Une vie si bien rangée

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Erin bougonna comme tous les matins lorsque le réveil sonnait. Voilà à quoi ressemblait sa vie : entendre cette sonnerie stridente provenant de son téléphone, pester comme toute bonne Française qui se respecte, décaler la prochaine sonnerie au quart d'heure suivant avant de rabattra la couette sur son nez en soupirant bruyamment. Cela ne pouvait gêner personne puisqu'elle vivait seule dans son petit appartement tranquille. Cet appartement, elle ne l'avait jamais réellement décoré, bien qu'elle y habite depuis maintenant une bonne année. Lorsque son entourage se moquait gentiment d'elle en lui disant qu'il manquait de caractère, elle rétorquait que ce serait cela de moins à ranger lorsqu'elle partirait à l'aventure aux quatre coins du globe. Et tout le monde riait de bon cœur, sachant pertinemment qu'Erin aimait bien trop sa zone de confort pour s'envoler vers d'autres horizons.
La vérité était que, bien qu'elle admire les décorations parfaites des filles sur Internet, elle était incapable de se motiver à en reproduire ne serait-ce que le quart. Mélange de fénéantise et de manque de confiance en soi. Et toujours ce même souci de lassitude post-projet. A quoi bon aller imprimer des photos qu'elle n'encadrerait jamais et rangerait dans un tiroir qu'elle ouvrirait tous les trente-six du mois ?

Il était grand temps de se lever. Les quinze minutes supplémentaires étaient écoulées, il fallait à présent trouver le courage de s'extirper hors du lit. Pour se donner un coup de pouce, rien de tel qu'un peu de musique pour se déhancher gauchement et massacrer les meilleurs morceaux avec la voix rauque du réveil difficile. Mais encore une fois, Erin vivait seule et le ridicule, jusqu'à preuve du contraire, ne tuait toujours pas.
Encore une journée monotone, ressemblant à s'y méprendre à la précédente, et très certainement le pâle reflet de la suivante. Métro, boulot, dodo qu'on disait. Pour sa part, c'était plutôt vélo, boulot, pas de dodo. Souffrant d'insomnies depuis plusieurs années et prétendant avoir essayé toutes les méthodes pour s'endormir tôt (sauf peut-être celle d'éteindre son téléphone pour s'empêcher d'y remettre le nez aussitôt sa patience disparue) la jeune femme pouvait rester des heures à regarder le plafond, bien plus passionnant que son rythme quotidien. Celui de sa chambre avait quelque chose de fascinant, d'hypnotisant même. Mais c'étaient surtout ses innombrables pensées qui venaient l'éloigner toujours plus des bras de Morphée, chaque soir. Son cerveau, si amorphe en journée, tournait à plein régime dès les lumières éteintes. Et cela la fatiguait grandement, bien qu'elle ne parvienne toujours pas à lutter contre lui et finisse toujours avec des cernes monstrueux lui valant le doux surnom de « petit panda » au travail.

« Ma grande, il est temps pour toi de te bouger ! C'est pas la période pour arriver à la bourre, vraiment. » maugréa-t-elle en se fixant dans le miroir, un air désespéré collé au visage.

Parler toute seule ou à ses objets, faisait également partie du quotidien bien cadré d'Erin. Depuis son plus jeune âge, chaque élément de son environnement avait un rôle, une âme, une histoire. Elle n'en était pas encore à leur donner des surnoms affectueux, mais cela ne saurait tarder. Surtout à force d'être seule. Elle susurrait des mots doux à son ordinateur lorsque ce dernier se montrait capricieux, et allait parfois jusqu'à l'insulter lorsqu'il cessait subitement de fonctionner. Mais celui qui subissait le plus son courroux, c'était son réfrigérateur. Toutes les plaintes de la maison étaient à son encontre. « Mais pourquoi es-tu toujours vide ? » ou encore « J'avais pourtant mis de la bouffe saine, elle est passée où ? » faisaient partie des phrases les plus courantes lancées envers l'appareil.

Un petit-déjeuner englouti à la va-vite, des vêtements enfilés un peu au hasard mais donnant un résultat acceptable, des cheveux coiffés en un chignon grossier et ébouriffé, mais visiblement à la mode ces temps-ci, et voilà Erin qui enfourchait son vélo, prête à pédaler comme une diablesse afin d'arriver à l'heure à son boulot. Mais pour cela, il lui faudrait affronter les fous du volant, tant pressés d'arriver eux aussi à l'heure à leurs rendez-vous qu'ils en oubliaient leur code de la route, leur courtoisie et leur bon sens.
C'était généralement pour cela que la brunette arrivait toujours haletante et décoiffée à l'agence qui l'employait.
« - Ben alors petit panda, t'es tombée du lit ce matin ? plaisanta son collègue Mathis en la voyant débarquer en trombe à l'accueil façon open space.
- Très drôle, monsieur j'habite à côté et viens à pied sans me soucier des abrutis sur la route ! rétorqua-t-elle, faussement agacée, un sourire taquin naissant au coin de ses lèvres.
- Erin, tu sais bien que les piétons sont encore plus vulnérables que les cyclistes ! Est-ce que je dois vraiment te le répéter chaque matin ? »
En guise de réponse, la jeune femme lui tira la langue et entreprit de refaire une coiffure un peu plus professionnelle.
Erin appréciait beaucoup Mathis. Le fait qu'ils aient plus ou moins le même âge les avait tout de suite rapprochés. L'ensemble de l'équipe était jeune et dépassait rarement la trentaine, mais c'était avec lui qu'elle se sentait le plus à l'aise et naturelle. Et c'était quand, comme ce matin, elle faisait l'ouverture de l'agence seule avec lui qu'elle aimait le plus son travail. L'humour du jeune homme aux mèches aussi dorées que des épis de blé lui mettait toujours du baume au cœur, même lorsqu'elle se levait du mauvais pied.
« - On mange dehors à la pause ou tu as apporté ta gamelle ? demanda Mathis tout en pianotant sur son ordinateur pendant que sa collègue et amie s'installait à son propre bureau.
- Penses-tu ! Hier soir j'était tellement absorbée par ma série que j'ai oublié de manger. Alors mon repas de midi, je l'ai mis aux oubliettes !
- Toi, gourmande de service que tu es, tu as oublié de manger ?! J'espère pour toi que c'est pas ta nouvelle technique anti-cellulite, parce que je te ferai trouver autre chose ! » argua-t-il, faussement fâché mais réellement concerné.
La jeune femme allait rétorquer mais le tintement de la clochette de l'entrée la coupa dans son élan. Voilà qu'un premier client faisait son apparition. Elle était toujours fascinée par le côté matinal des gens, avant de se rappeler qu'il était déjà neuf heures. Pour quelqu'un qui s'endormait dans les deux heures du matin, neuf heures, c'était effectivement matinal.

Travailler dans une agence proposant des séjours linguistiques et des études à l'étranger avait ses avantages et ses inconvénients. L'un d'entre eux était que l'on passait le plus clair de son temps à vendre des itinéraires que l'on n'empruntait pas soi-même. Si Erin avait déjà visité la plupart des pays limitrophes de la France l'espace d'un week-end ou pendant des vacances scolaires, elle ne s'était jamais vraiment trop éloignée de sa terre natale. Alors parler du Canada, des Etats-Unis, de la Nouvelle-Zélande ou du Japon à longueur de journée avait tendance à la rendre rêveuse. Elle était très bonne conseillère et les clients semblaient satisfaits de ses prestations, mais elle-même se sentait toujours un peu frustrée. Et cette sensation était plus ou moins importante en fonction des périodes de sa vie.

Une histoire de timingOù les histoires vivent. Découvrez maintenant