◌оди́н.◌

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22/07

Hier soir, Nikolaï Dramienski est mort. Le Grand-frère de la cité Kometa, celui qui couvait les plus faibles, s'est éteint sous les réverbères. Il a emporté avec lui son odeur de pain d'épices, son sourire charmeur, ses chaussettes dépareillées et ses dizaines de bibelots qui enchantaient tous les visiteurs de son lotis. Sofia se souvient qu'un soir de Noël, un drôle de Santa-Klaus qui n'avait ni barbe ni cheveux blancs mais qui était trempé de la tête aux pieds, s'était aventuré sous la pluie glaciale d'une nuit de décembre. Il transportait pour elle dans sa hotte une poupée en céramique blonde aux joues roses. « Tiens. C'est pour toi ! »lui avait dit ce drôle de père Noël. Jamais Sofia ne s'était séparée de cette poupée, et cela faisait rire le beau Nikolaï. Sofia aimait quand Nikolaï riait. Mais malgré son jeune âge, il y a quelque chose que Sofia comprenait très bien ce soir, Nikolaï, elle ne le verrait plus jamais rire.

Peut-on réellement se rendre compte d'à quel point la vie d'une seule personne est si étroitement liée à celle de centaines d'autres ? Non, pas vraiment. Nous naviguons sur la rivière de notre vie, tout est calme. Puis, soudainement, tout se précipite. L'eau se rue vers le vide et la barque avec. C'est la chute. La cascade grondante d'une infinité de sentiments différents nous menace de nous couler tandis que l'on tombe au ralenti, voyant les gouttes défiler sous nos yeux dans une étrange procession. C'est la mort d'un être cher. On tombe de très haut, pendant parfois très longtemps. Souvent trop longtemps. Puis, on finit par regagner la rive, peut-être à contre courant, où à la nage. On fait une pause. Est-ce qu'on a vraiment envie de reprendre le large ? On observe l'irréelle tranquillité du paysage, qui nous parait absurde. On s'en lasse. Certains accostent pour toujours, d'autres se sont déjà noyés dans la cascade, et d'autres encore reprennent le large plus motivés que jamais.

Vladimir Dramienski, lui, est recouvert par l'eau jusqu'au cou. La cascade n'était pas très haute mais d'une puissance monstrueuse, et Vladimir ne sait plus. Il ne sait plus où il va, où il est, ce qu'il fait, ce qu'il est. Il est dans une pièce sans ampoule, coulé dans le noir. Sous la pluie et sans parapluie, une nuée de pensées floues et menaçantes, telles des frelons agacés, tournent autour de son cœur et de sa tête simultanément : « Que se passe-t-il ? Qui sont ces gens qui pleurent des torrents de larmes ? Est-ce que je pleure moi aussi ? Ou ce n'est que la pluie qui coule sur mon visage ? Et cette boîte en bois sous mes pieds. Cette boîte en bois dans un trou. Pourquoi suscite-t-il tant d'intérêt ? Que se passe-t-il ? Qui sont ces gens qui pleurent des torrents de larmes ? ... ». Il est trop à l'étroit dans son costume, il se sent comme déguisé. La faim lui creuse l'estomac, cherchant en vain de quoi se calmer. Mais cette douleur ne dérange pas Vladimir, au contraire, elle semble lui tient compagnie, c'est une amie.

Plus loin, Mélina le regarde du coin de l'œil. Vlad l'a quittée il y a moins d'un mois et depuis, elle ne le lâche plus. Elle est inquiète, Vlad vient de perdre son frère unique et il tangue violement, menaçant de s'effondrer à chaque instant. Aux derniers repas communs, il ne s'est pas montré et il est pâle comme un linge blanc. Lui qui habituellement se protège de la plus fine des pluies, il laisse la grêle lui briser le visage. Mélina s'inquiète. La veille elle a vu de loin Vladimir sortir de la ruelle des Toiles, le visage gonflé et le bras bandé. Et dans le Sud, tout le monde le sait, la ruelle des Toiles est l'allégorie même de la drogue. Et dans le Sud, tout le monde le sait aussi, Nikolaï venait tout juste de parvenir à désintoxiquer Vlad, après trois ans de drogues dures et d'alcool.

Une heure et demie après l'enterrement, l'heure du repas commun sonne. Tous les résidents descendent à la cantine. Mais ce soir, c'est différent. Un voile s'est posé sur le bâtiment entier, et les résidents sont tous en deuil. Car avec Nikolaï Dramiensky, c'est le dernier rayon de soleil de l'immeuble qui vient de se coucher. Et le soleil, sans ses rayons, ne se lève plus.

🅛 🅞 🅟 🅤 🅗 🅚 🅘 🅝 🅐Où les histoires vivent. Découvrez maintenant