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En vieux roublard que je suis, j'ai développé au fil des ans une technique pour écourter les conversations longues, chiantes et sans intérêt.

Ça s'appelle le « oui-oui-tout-à-fait ».

Si vous voulez je vous donne le truc, c'est très simple : il suffit de hocher la tête et de répondre « oui », « tout à fait » ou « effectivement » dès que l'autre dit quelque chose.
Attention cependant à varier les approbations sinon votre interlocuteur risque de comprendre que vous le prenez pour un con...

Dans mon cas, ça marche du tonnerre : le vieux Jules montre un endroit sur la carte, j'acquiesce. Il montre un autre endroit, pareil. Des fois même, je fais des flèches avec le crayon à papier qui vont d'un point à un autre, histoire de lui faire voir que je suis pas inactif.

Peut-être qu'il me demande si les extraterrestres envahiront Vierville-sur-Mer le 36 octobre, de toute façon je pige strictement rien, mais en tout cas j'acquiesce.
Ça a l'air de fonctionner, il ne se doute de rien.
Par contre, il et de plus en plus enthousiaste et cause de plus en plus vite, et avec de plus en plus d'entrain.

Je jette un coup d'œil désespéré au saucisson, si proche et si loin à la fois.
Mon ventre émet un gargouillement qui se mesure aux alentours de 9 sur l'échelle de Richter.

Mon hôte s'interrompt et me regarde. Puis le saucisson.
Oh ? Commencerait-il a comprendre après ces indices subtils ?
Coup d'œil sur moi à nouveau, puis le saucisson.
Oui, vas-y, on y est presque...

Mais il se remet à parler et à pointer des endroits sur la carte et à parler de plus belle.

Bordel, j'ai faim, moi !

Si j'étais croyant, j'adresserais une prière au grand barbu céleste pour qu'il me sorte de ce merdier...

Mais heureusement pour moi, après un deuxième gargouillement sismique, ma sauveuse Marie intervient à nouveau. Si ça continue, je vais l'embaucher comme ange-gardienne à temps plein !
En quelques mots, elle parvient à faire sauter Jules de sa chaise qui s'empresse de couper du saucisson pour tout le monde en s'excusant.

Je crois que je suis amoureux...

Après avoir bouffé comme si je n'avais rien mangé depuis la veille - ce qui est accessoirement le cas puisque mon dernier repas remonte à hier soir - je m'attends à devoir à nouveau écouter parler l'infatigable Jules. En soi, avec le ventre plein, ça me dérangerait pas trop.
Enfin, si, un peu quand même, mais c'est moins pire que si j'étais chez les boches, pas vrai ?

Mais au lieu de ça, mes deux hôtes me font signe de les suivre à l'étage.

Au début j'ai pas compris, jusqu'à avoir vu mon reflet dans le miroir de la salle de bain.

Bordel !
Je savais même pas que je pouvais être aussi crade : entre le boue, la barbe de deux jours, les brindilles et feuilles mortes diverses et la paille ramassées dans l'étable, j'ai plus besoin d'un treillis couleur camouflage...

Sans concertation, nous sommes tous les trois d'accord qu'une toilette s'impose.
Bon, c'est pas franchement passionnant, donc je vais pas vous raconter ma vie sous la douche.
Regardez une pub pour savon, ça fera pareil. Ou alors une émission sur les hommes-feuille de la forêt amazonienne. A vous de voir, les deux décrivent partiellement ce qu'il s'est passé dans cette salle de bain.

Quoiqu'il en soit, après mon passage d'homme des bois à personne à peu près fréquentable, je reçois un pull rouge et un pantalon un peu court. Mais par rapport à mon uniforme juste bon à être reconverti en jardin potager, ça fera largement l'affaire.

« Bienvenue dans le monde civilisé, nous sommes ravis que vous ne soyez plus un pouilleux ! »
Vu les yeux des maîtres de maison, le message est clair...
Et puis c'est pas désagréable de plus trimballer la moitié de la forêt normande sur son dos !

   En attendant, tout ça a pris plus de temps que ce que je pensais. On rigole, on rigole, mais on voit pas le fond du bol ! Et pendant ce temps, l'aube se lève.
Adieu, ma nuit de sommeil...

'Tain de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant