Je regarde le feu dévorer le papier, le remplir de noir comme une encre capable d'effacer tous les maux, tous les défauts, tous les malheurs, jusqu'à ce que rien d'autre ne soit sinon quelques cendres sur du bois. C'est si rapide, si efficace. Je tends le bras, un autre bout de papier en main, et je laisse les flammes l'effleurer comme les caresses chaleureuses d'une amante. J'imagine son effet comme de la cire coulant sur ma peau – un léger picotement, presque comme des ongles griffant mon dos. C'est si joli, si enivrant. Je libère la pression entre mes doigts, et je regarde le reste du passé tomber, à peine, avant que le feu ne le crispe et le détruise. C'est radical.
Les toilettes sont beaucoup trop étroites, mais c'est le seul lieu que j'ai trouvé. Nous sommes déjà en retard quand je me précipite derrière la petite porte, pour trouver d'autres petites portes au verrou si dur que je crains de ne pas réussir à en sortir. Je pose mon sac sur le sol collant et j'en sors ma tenue. Je ne crois pas qu'aucune de nous avait imaginé se retrouver enfermée dans des toilettes publiques, à retirer nos chemises à carreaux pour un costume acheté après des mois de réflexion. J'ai choisi du violet, et elle du vert, et je crois que c'est une manière pour nous de ne pas totalement suivre les règles – une petite victoire dans une pièce qu'on est forcée de jouer. Mon épaule cogne la porte en sortant, je trébuche et me rattrape aux lavabos. Ma montre indique 9H47. J'essaye de juger si j'ai le temps – ai-je le temps ? - de me recoiffer, mais je n'entends que le tic tic tic infernal pour réponse. Allez – j'ajoute un coup de laque, si rapide que j'en tousse, je ressers mes chaussures, puis, avant de trop y penser, je quitte la pièce. 9H49. Vite vite vite.
Je me faufile parmi les silhouettes qui avancent en contre-sens. Je profite des failles entre chacun·e pour m'y réfugier le temps de quelques pas, répétant une valse que j'ai dansé toute ma vie – éviter les corps, les cœurs, les coups. Je suis invisible, même avec des paillettes pleins mes joues, quand j'accède aux escaliers. C'est une autre routine qui démarre quand je force sur ma jambe gauche, grinçant des dents pour qu'elle tienne au moins jusqu'au premier étage. Idéalement, si j'avais pu le vivre comme dans mes rêves d'enfant, j'aurais préféré faire cela au rez-de-chaussée, dans une salle aérée, près du jardin ; j'aurais même apprécié l'étage si j'avais pu avoir un ascenseur. Mais on fait ce qu'on peut avec ce qu'on nous laisse. Personne n'imagine une jeune femme boiter dans une mairie – non, ce genre de femmes n'existent pas, ou du moins, sont oubliées. J'entends le bruit au-dessus, des bourdonnements qui me font aussi mal que mon genou, des éclats de rire qui alimentent le sang dans mes tempes, des aiguilles qui tournent et tournent et tournent sans jamais s'arrêter – ne s'arrêtent-elles vraiment jamais ?
Le premier visage que j'aperçois est le sien à lui. Je me dis que c'est étrange d'avoir envie de pleurer maintenant, alors que j'avais espéré pouvoir faire d'aujourd'hui une belle journée, malgré mon père. Je me dis que c'est étrange de vouloir tout casser, alors que ces quatre murs ne sont déjà qu'un tas de pierre. Je me dis que c'est étrange de se sentir perdante, alors que toustes celleux à qui je tiens sont réuni·e·s dans une même pièce. Mais mon père me regarde, et je le regarde, et il semble attendre – quoi ? je ne sais plus, si j'ai jamais su. J'avance tout doucement vers lui, et il sourit légèrement, autant qu'un homme se l'autorise. J'ai un goût de sang dans ma gorge comme s'il m'avait mordu directement au cou, tellement son regard est celui d'un vainqueur et ma simple présence ici me rappelle les chaînes que je traîne depuis que j'ai osé vouloir être.
Enfin je la remarque. Quand elle me voit aussi, c'est comme si elle me lançait une corde. Je la sens et la laisse m'entourer, passer outre le poids qui pèse pourtant sur mes épaules, et me remonter jusqu'à elle. Elle me rattrape à mi-distance et me prends la main, et comme d'un commun accord, nous prenons le temps de perdre notre temps. Je ne vois dans son visage qu'une chaleur réconfortante, qu'une puissance mouvante qui rejoint la mienne, qu'une multitude de couleurs qui se répand entre nous, sur nous, dans nous. Elle dit que les lianes en cuir qui recouvrent sa robe la protègent, même si elles étaient encore plus jolies sur son corps nu, hier soir, frottant contre ma propre peau. Le goût d'après-midis ensoleillés glisse surma langue pour remplacer le fer, et pendant un court moment j'en oublie presque mon père, qui ne me lâche pas du regard, j'en oublie l'atmosphère de funéraille, et j'en viens même à penser que, finalement, cette formalité aurait mérité d'être prise plus au sérieux. Le plaisir de l'ignorance ne persiste jamais ; le groupe se place tout autour de nous, comme pour nous rappeler que l'horloge fonctionne encore.
Le maire n'a pas l'air méchant, mais je me surprend à le détester d'emblée. Ce n'est pas sa faute,une part de moi rationalise, mais l'autre s'acharne – ce n'est pas lui, ce n'est pas eux, ce n'est personne ; pourtant c'est bien quelques uns qui nous épient et guettent nos moindres écarts. Elle ne l'aime pas non plus, je le sais dans les rires qu'elle ne cache pas pendant son discours. Ses doigts s'entrelacent aux miens sur la table, et je souris. C'est leur haine qui alimente les battements de mon cœur quand je me lève tous les matins, mais je ne laisserais que son amour me bercer quand je m'endors chaque soir. J'ai tendance à oublier que je peux faire autre chose que jouer un rôle dans une histoire que je déteste. J'ai tendance à oublier que quand je ferme les yeux, je peux voir autre chose que des flammes et ce qui pourrait être.
Le maire demande.
Elle répond : « Oui. »
Je sais que notre enthousiasme à un goût amer, que je voudrais crier « oui » pour célébrer tout l'amour que j'éprouve pour elle et qui bouillonne dans mes veines ; comme je voudrais hurler « non » pour que l'État s'en mêle et nous refuse des droits si nous ne demandons pas pieds et poings liés.
Le maire demande.
Je réponds : « Oui. »
Peut-on parler de choix quand un papier devient une condition pour un enfant ? Peut-on parler de choix quand on ne nous présente aucune autre alternative ? Cette question n'est-elle pas un énième rappel que le tempo n'avance pas pour nous ?
Nous signons l'une après l'autre.
Le maire nous dit mariées.
J'ai tendance à oublier que je peux ressentir autre chose que la colère et la tristesse, qu'il y a dans ce monde bien plus que l'injustice, qu'il y a des chansons à écrire et des levers de soleil à admirer. J'embrasse ses lèvres et j'ai envie de ne plus rien faire d'autre, de me perdre dans le temps – de dire au temps d'aller se faire voir – et de me contenter de baisers et de poèmes, en tout simplicité. Mais quand j'embrasse ses lèvres, je ne peux m'empêcher de me rappeler que c'est exactement le crime qu'iels nous inventent.
La cérémonie est finie, et la fête achevée quand on se retrouve près de la cheminée. Elle me rejoint, prends un bout de mon plaid et se blottit avec moi. Elle a posé le papier sur le côté, et nous ne le prenons pas tout de suite. Ce n'est qu'une feuille, pourtant elle semble contenir un pouvoir qui nous dépasse. Je me suis demandée toute la journée : tout ça pour ça ? Cette course contre la montre, cette procession funéraire, cette exécution publique – pour quelques lignes qui nous entravent, pour le meilleur et pour le pire. Iels disent que si on se sent enfermé, il suffit de créer la clef. Mais iels ne disent jamais le temps que cela prend d'ouvrir chacune des nombreuses portes. Iels ne parlent jamais des gardes qui veillent, nuit et jour, matraque en main. Iels ne mentionnent jamais à quel point l'artisanat est épuisant, ni toutes les fois où on craque et on pleure pendant des heures. Iels ne disent jamais qu'il y a des pièces dont on ne peut s'échapper seul·e·s, et des scènes qu'on doit jouer, même si leur simple nom nous donne envie de vomir.
Elle prend le papier et le contemple – j'essaye de retenir mon haut le cœur. Je repense au sourire de mon père, et je sais qui rentre chez soi l'esprit paisible – ce n'est pas nous, ce n'est jamais nous. Aucun vêtement coloré, peu importe qui le porte, n'est suffisant pour se réapproprier un tel acte, mais je sais que nous avions atteints nos limites, et que tous nos efforts pour remodeler la signification ne suffisent à réparer les dommages de la fondation : le mariage est une institution patriarcale, et il y a peu de choses que nous pouvons faire contre ça, mis à part, peut-être, le déchirer de nos mains jointes et le réduire en cendre.
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je veux tu veux nous voulons
Short StoryJe regarde le feu dévorer le papier, le remplir de noir comme une encre capable d'effacer tous les maux, tous les défauts, tous les malheurs, jusqu'à ce que rien d'autre ne soit sinon quelques cendres sur du bois. C'est si rapide, si efficace. Je te...