Chapitre 3

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Mon frère, Andreï, se tenait devant la porte de sa chambre, au bout du couloir. Il s'était levé. J'étais ébahie, un grand sourire étira mes lèvres. Toute contente, je m'approchai de lui à grands pas et le pris doucement dans mes bras de peur de le briser. Notre étreinte me rassura. Tout un coup je sentis son corps se durcir et se glacer sous mes bras, je le lâchai avec effroi, sa peau n'était plus qu'acier, comme s'il s'était transformé en automate. Je vis aussi que ses yeux et sa bouche n'étaient plus que deux trous béants, ses globes oculaires, ses dents et sa langue avaient disparu. Sur son visage il y avait maintenant une peau de reptile grise et sèche, des écailles étaient apparues.

Je poussai un hurlement qui me réveilla en sursaut. Ce n'était donc qu'un cauchemar. Mon frère ne s'était pas levé et ne se lèverait jamais, comment avais-je pu y croire une seule seconde ?

Je me levai et entrai dans la douche. Une grosse migraine me tomba dessus. La journée qui s'annonçait me déprimait déjà. Je me demandais cyniquement si j'allais y survivre, ça serait peut-être la journée de trop, celle qui me ferait chuter irrémédiablement.

En ce moment j'avais l'impression que la vie était une lutte, une lutte pour garder l'envie de vivre, une lutte à contre-courant, une lutte pour ne pas chuter, une lutte pour survivre, une lutte pour résister, résister aux larmes, tenter de résister à l'angoisse, résister au vent, ne pas tomber du fil. Parce que je vivais sur le fil et c'était terrible : l'impression que tout pouvait basculer d'un moment à l'autre, un sentiment d'insécurité qui me prenait à la gorge à tout moment. Toutes ces luttes résultaient d'une envie de rester dans la norme, la norme qui se porte bien, ne pas sombrer dans la folie.

La seule défaite contre la normalité que je me permettais était de libérer certaines pulsions coléreuses contre mes professeurs. Je me permettais de dérailler et c'était salvateur, mais uniquement en classe. Je parlais, je me montrais insolente (ils pouvaient toujours me punir, je n'avais de toute façon rien à perdre) et dans les meilleurs moments j'avais parfois des fous rires. C'était peut-être un rire nerveux et donc malsain mais ça me faisait tellement de bien.

Ce jour-là je m'étais bien amusée à tyranniser mes profs et je partis du lycée le cœur léger. Une heure de transport plus tard j'étais chez moi et je décidai de me rouler un ter. Je m'installai sur le balcon pour le fumer en regardant les immeubles et les pavillons qui s'étalaient sous mes yeux. Ce que je voyais ne me semblait pas réel, j'avais l'impression que c'était un décor de cinéma en carton pâte et pas des vrais maisons. Comme si ce que je voyais n'avait pas vraiment de consistance mais faisait semblant d'en avoir depuis toujours et que je ne le réalisais qu'aujourd'hui. À la place des immeubles et des maisons il pouvait très bien y avoir un désert de sable ocre sans que cela ne change ma perception comme si j'avais inventé tout ça, mon quartier, mon environnement...

Je décidais de partir me balader pour explorer ce sentiment. Je pris mon téléphone et mon casque et je partis. J'écoutais "Dans ma ville on traîne" d'Orelsan et je me sentis bien, libre même si l'impression que tout ce que je voyais était faux persistait.

Il commençait à faire sombre et ainsi je pouvais voir les gens dans leur maison qui suivaient le train train tranquille de leur quotidien. Je voyais des familles qui semblaient insouciantes et je souhaitais être des leurs. Je regardais dans chaque maison et c'était comme si je cherchais ma place, ma famille normale que j'aurais manqué à la naissance. Parce que pourquoi certains aurait le droit à une famille aimante, sans problème, avec un père et une mère présents tandis que moi je me trimballais cette famille disfonctionnelle ? J'en étais là dans mon cheminement de pensée lorsque je vis une petite fille et son père par la fenêtre. Ils étaient assis dans un canapé beige, l'un contre l'autre, la petite fille avait la tête sur l'épaule de son père et regardait le livre qu'il tenait, je compris qu'il lui lisait une histoire. Tout à coup cette vision me parut fausse, elle ne semblait pas réelle, elle était trop parfaite, la lumière était trop douce, trop chaleureuse, ils semblaient trop heureux, trop paisibles. Peut-être étaient-ils seulement le fruit de mon imagination perverse qui les inventaient pour me faire du mal et pour donner un objet à ma jalousie ? Un tiraillement me lacéra le cœur. Pourquoi est-ce que mon père était parti ? Pourquoi avait-il déserté le champ de bataille ?

C'était injuste, la vie était injuste. Mes camarades de classe se plaignaient de leurs parents. Ils leur reprochaient d'être trop sévères, psychorigides, maniaques mais c'est mieux que de ne pas en avoir du tout non ? Moi je me sentais comme une orpheline, j'aurais préféré des parents qui se préoccupaient de moi, mais bon, chacun ses problèmes.

Je jetais un dernier coup d'œil à la scène lumineuse derrière la vitre mais décidément elle me paraissait irréelle. C'était trop beau pour être vrai. La coïncidence qu'une scène d'affection père-fille se déroule dans ce salon juste au moment où je passe dans la rue était invraisemblable. Mais malgré cela j'avais envie de les rejoindre. Là où il était il semblait faire chaud, j'avais besoin de leur amour pour me réchauffer le cœur parce que dans la rue obscure je grelottais, mon corps et mon cœur était glacés. S'ils vivaient dans mon imagination alors je voulais moi aussi m'y installer pour toujours. Là-bas mon père ne m'avait pas abandonné, là-bas il me prendrait dans ses bras.

Arrivée chez moi, je vis que ma mère était rentrée. Elle me proposa de dîner avec elle mais je refusai, je voulais être seule dans ma tristesse. J'allai dans ma chambre et j'enfilai mon pyjama : un jogging et un grand tee-shirt large. Je me couchai dans mon lit, j'éteignis la lumière et me roulai en boule, je savourais l'impression de confort et de sécurité que ça me procurait et je me mis à pleurer doucement, silencieusement, des larmes réparatrices.

Le Poisson RougeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant