Chapitre 2

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Le brouillard a cette particularité d'étouffer le moindre son et de laisser libre cours à son imagination si on la laisse évoluer sans retenue. Le brouillard du 24 décembre dernier n'avait pas dérogé à la règle, bien au contraire. Sans doute était-ce les circonstances, sans doute l'esprit de Noël m'avait-il fait penser spontanément aux petits lutins du mythique père barbu, sans doute étais-je sous l'influence d'un sortilège lancé par une sorcière malveillante surgie des égouts bruxellois, ou bien était-ce une volonté inconsciente de ma part de vouloir ressentir la présence de farfadets puants, de trolls purulents à l'halitose prononcée ou encore d'une licorne majestueuse, blanche comme la neige fraîche, montée par un elfe dont les cheveux lisses noirs tombent élégamment jusqu'à ses genoux ? Quelle aurait été ma surprise de tomber, au détour d'un bloc de béton qui traîne là où devraient plus tard passer les voies 3 et 4, sur l'une de ces créatures ?

Je restai immobile, m'appuyant sur un poteau de signalisation ferroviaire, en lassant voyager mon regard. Je voyais, mais je sentais également le mouvement du brouillard ; des fines gouttelettes d'eau venaient se poser sur ma joue droite comme si quelqu'un s'amusait à me piquer tout doucement la peau avec un cheveu. L'épaisse toison blonde qui me couvre le crâne s'alourdissait en même temps qu'elle se chargeait d'eau. Je ne voyais pas à trois mètres et je n'entendais rien. Pas une voiture, pas un train, pas un oiseau, pas un chat, pas une souris, pas un insecte. Personne. Même pas un minuscule Troll. Et si un dragon crachant un feu d'enfer s'était tenu en embuscade, j'aurais probablement été, de toute sa carrière de prédateur, une de ses proies les plus faciles à attraper.

J'étais seul au monde. Si apaisant.

Ce sentiment d'apaisement était omniprésent comme si, caché du monde, j'avais baissé toutes les barrières psychiques du paraître en profitant exclusivement du moment. Et pourtant tous mes sens étaient en alerte, leurs capacités décuplées par l'effet du brouillard. Je m'imprégnais de tout ce qu'il m'étais possible de percevoir. J'entendais des sons qui généralement étaient couverts par le bruit environnant. J'entendis une feuille se retourner, un petit caillou rouler, le son de ma semelle qui se décolle de la dalle de ciment sur laquelle je me trouve, le bruit d'une tige métallique frappée contre un verre de cristal caractéristique d'une ampoule qui s'éteint (un feu de signalisation ?) ; autant de sons auxquels on ne prête guère d'attention parce qu'on ne prend d'habitude ni le temps ni la peine de tendre l'oreille et d'écouter.

Malgré la visibilité qui ne s'étendait pas au-delà des trois mètres, je percevais beaucoup plus de détails que d'ordinaire. La brindille qui pousse courageusement, en plein milieu de l'hiver – jusqu'à présent doux – entre deux pavés, la canette de bière pliée et en partie rouillée dont la forme nous renvoie plusieurs années en arrière, le graffiti aussi peu esthétique qu'utile à l'évolution de l'humanité, les câbles électriques s'enroulant qui rappellent curieusement l'accouplement des serpents, des agglomérations de saletés accumulées à l'endroit même où des flaques d'eau se forment dès qu'il se met à pleuvoir.

Dans le brouillard, le monde autour de soi est beaucoup plus petit, mais de sa petite taille jaillit toute sa splendeur, toute sa poésie, toute sa beauté, livré à la merci du moindre jugement. J'aurais pu rester là à observer chaque petit détail, mais il me restait encore un nombre incalculable de mondes à découvrir à chaque pas que je faisais. Je me sentais comme un explorateur avec des yeux d'enfant, m'émerveillant chaque seconde devant la moindre découverte. C'était d'autant plus gai que l'endroit était absolument interdit.

Depuis ce jour, je me suis juré que je respecterai tous les interdits, même les plus anodins. Tant pis si je passe aujourd'hui pour un vieux rabat-joie.

Mon estomac s'était soudainement mis à grommeler. L'image du filet de dinde farci aux pistaches que j'allais dévorer le soir même avait aussitôt surgi dans mon esprit et je me mis à saliver. Il était midi et je mourrais de faim.

Et ce train qui était toujours en retard. Je sentis ensuite de légères vibrations et des crissements métalliques aigus. Un train arrivait en provenance de Bruxelles-Luxembourg. Je ne voyais pas, mais il ne devait pas être à plus de 6 ou 7 mètres de moi ; j'imaginais le monstre d'acier avançant à l'aveuglette jusqu'à son terrier – Home Schuman Home – avant de repartir après quelques minutes de repos à l'assaut des autres gares bruxelloises.

Le monde réel s'était éloigné à nouveau en même temps que le train avait disparu de mon champ auditif. Je ressentais un réel plaisir ; le sentiment que j'éprouvais faisait jaillir plusieurs souvenirs plus ou moins lointains. Je me remémorai une nuit, lors d'un camp scout où les chefs, après m'avoir sorti de mon lit de camp et bandé les yeux, m'avaient déposé au milieu d'une route que je ne connaissais pas à une heure où le brouillard régnait en maître sur les champs alentours. L'épreuve consistait tout simplement à me rendre au camp – que j'avais quitté quelques minutes plus tôt – sans carte, ni boussole, ni idée d'où je pouvais me trouver. L'un des chefs avait montré une direction du doigt en me disant « le camp est dans cette direction, tu dois être rentré dans une heure, sinon tu recommence l'épreuve ». Puis, je vis les feux rouges de la Golf II s'évanouir dans la nuit et laisser place au silence le plus total. Restant calme et impassible, j'avais entrepris de marcher le long de la route en espérant tomber sur un carrefour et des panneaux directionnels dont les inscriptions me seraient familières. Le brouillard limitait la visibilité à quelques mètres, mais je pouvais malgré tout me faire une idée du tracé de la route grâce au taches orange – plus ou moins diffuses en fonction de la distance – que je percevais au travers du manteau brumeux. L'éclairage public. Cette épreuve, je la considérais comme un beau défi et ma seule ambition était de surprendre tout le monde – scouts et chefs – en retrouvant le plus rapidement possible le camp.

Cependant, j'avais à peine parcouru quelques mètres que j'entendis un énorme choc juste à ma droite. J'avais sursauté, et je pense même avoir crié bien que je serais incapable de l'affirmer. Lorsque j'entendis un galop s'éloigner, je compris que j'avais moi-même surpris un cheval ou une vache. Mon cœur s'était emballé et il avait fallu quelques minutes avant de ne plus le sentir battre au niveau des tempes. Au final, j'étais l'un des premiers à être arrivé au camp et j'avais savouré intérieurement d'avoir atteint mon objectif, à savoir de susciter une certaine admiration parmi les chefs et certains scouts.

J'adore le brouillard, mais encore plus la manière dont il déforme la vision qu'on a habituellement du monde qui nous entoure. La manière dont elle entoure tout de mystère, et ce mystère qui alimente notre imagination intarissable.

Le silence demeura, seul le bruit – à peine perceptible – sourd et crépitant du brouillard glissant, rampant, se faufilant sur et autour de chaque objet parvenait jusqu'à mes oreilles. J'étais à l'écoute absolue.

Puis, j'entendis des pas, en partie absorbés par le brouillard, à intervalles courts et rapides, légers, comme si quelqu'un, avec l'élégance d'un danseur, courait. Je les entendis s'éloigner lorsque le son de pas différents parvinrent jusqu'à moi. Ils étaient plus longs, plus lourds, mais les pas étaient plus espacés ; mon sentiment était que les premiers pas se faisaient rattraper par les seconds.

Ensuite, j'entendis comme un objet tomber et glisser. Comme si on faisait glisser un lourde boîte en carton sur un sol rugueux.

Des gosses, pensai-je.

Nous étions en pleine période de vacances d'hiver, la veille de Noël. Le quartier devait compter un nombre incalculable d'enfants ; il ne devait rien avoir d'étonnant à ce que des enfants viennent jouer le long de la voie de chemin de fer, tout en savourant le plaisir de braver un interdit, rendus invisibles par le brouillard.

Mais mon imagination fertile de créativité et scabreuse, avide de me jouer un mauvais tour, ne me laissa pas tranquille plus de quelques secondes.

Et merde. Foutue imagination. Mais que c'est bon !


Dans la brume du quai n°2Where stories live. Discover now