Je n'avais rien demandé, moi !
Tout ce que je voulais c'était prendre ce train, rentrer tranquillement chez moi et préparer la veillée de Noël avec ma femme et ma fille.
Au lieu de cela, j'ai vécu tout autre chose, et ma femme ne m'a d'ailleurs pas cru tout de suite lorsque je lui ai raconté l'histoire en détails. En y repensant, la chance que je puisse aujourd'hui faire sauter ce bouchon de champagne et déguster cette excellente fondue entre amis à la veillée de la Saint Sylvestre est énorme. J'ai vraiment cru y passer, juste parce que je me suis trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment ; moi, un imbécile d'employé qui a cru malin d'aller travailler un 24 décembre en matinée alors que tous ses collègues étaient en congés. J'aurais dû faire comme eux ; j'aurais alors pu me réveiller à mon aise, blotti dans les bras de ma femme, éviter de prendre le train par cette matinée d'un froid piquant et profiter un peu de la journée avant de penser à fêter Noël. En y repensant, j'avais eu un léger pressentiment ce matin du 24 décembre. J'avais vite chassé l'idée, mais j'aurais dû m'écouter. Mais je suis malgré tout parti travailler.
Si vraiment j'avais su, je ne me serai jamais avancé sur le quai, à la gare de Bruxelles-Schuman.
Ce matin-là, j'avais pris le train de Genval à 7h59. Il faisait froid et brumeux, mais la température était restée au-dessus de zéro toute la nuit. Il n'avait pas gelé. Le trajet, plongé dans un roman noir de R.J. Ellory, s'était très bien déroulé ; le train n'accusa qu'un retard de deux minutes – retard que la SNCB ne daigna même pas afficher. J'avais ensuite pris le métro de la ligne 5 direction « Erasme » jusqu'à l'arrêt Eddy Merckx. Je m'étais encore une fois attardé devant le vélo avec lequel « Eddy » avait battu le record de l'heure à Mexico. Cet engin me fascine sans que je ne comprenne réellement pourquoi. Sans doute la simplicité de sa fabrication, contrairement aux vélos actuels bourrés de technologie nécessitant des investissements colossaux et des années de recherche. Le record d'Eddy résonne dans mon esprit comme une antithèse de la démesure actuelle, la métaphore de l'homme dans la simplicité, nu comme un ver face aux éléments surpuissants de la nature. Comme tous ces champions qui n'ont pu compter que sur leurs forces mentale et physique pour se forger un mythe, restés humbles face à cette nature qui a appris à les respecter.
Au bureau, il n'y avait presque personne, en dehors de quelques quidams qui, réflexion faite, s'étaient également déplacés sur leur lieu de travail car ils étaient de toute manière seuls chez eux. Drôle d'ambiance. Si je m'étais déplacé contre le désir intime à moitié avoué par ma femme, c'était par pure conscience professionnelle ; un gros développement informatique avait été mis en production la semaine précédente et l'on attendait la réaction de nombreux clients insatisfaits ou ne comprenant pas comment l'utiliser. J'étais là pour répondre au premières questions et filtrer les réclamations.
Je commençais à compter les minutes après mon quatrième café ; je vérifiai l'heure très souvent tant j'avais l'impression de perdre mon temps en cette matinée. Il était presque 11h et toujours aucune réaction de clients ; ni par téléphone, ni par mail. Les secondes s'étaient égrainées avec une lenteur que je ne connaissais pas encore aux horloges. Que faire ? Rester encore une heure ? J'avais indiqué à mon manager que j'étais présent jusque midi ce jour-là. Ou alors quitter le bureau sans rien dire à qui que ce soit et faire la surprise à ma femme de rentrer plus tôt ? Elle que je savais déçue d'avoir dû me rendre au bureau une veille de fête de famille.
Je vérifiai ma montre ; elle indiquait 10h58. Pile l'heure pour quitter le bureau et attraper le train de 11h38. J'emballai mes affaires en quatrième vitesse et je partis presque en courant, je souhaitai de bonnes fêtes aux quelques collègues présents, mais pas sûr qu'ils aient tout entendu. Je ne sais même pas moi-même s'ils m'ont répondu, j'étais déjà dans le couloir lorsque j'eus terminé ma phrase.
Trente-cinq minutes plus tard, j'arrivai sur le quai n°2 de la gare de Bruxelles-Schuman, direction Namur. Il n'y avait personne, en dehors d'une dame d'un certain âge qui fumait sa cigarette en regardant dans le vide. Elle tourna ensuite sa tête vers moi, me regarda dans les yeux une fraction de seconde puis baissa la tête, comme prise d'une honte soudaine. Elle avait eu un regard triste et las. Je me tournai alors vers l'écran qui annonçait le prochain train. Il était 11h34 – j'étais à l'heure – mais le train de 11h13 était annoncé avec plus de 30 minutes de retard ! A l'instant même où je jurai intérieurement, une voix féminine retentissait dans toute la gare ; elle annonça un « accident de personne », comme ils appellent cela, entre la Gare du Nord et Schuman. Elle s'était ensuite excusé du désagrément. J'allais probablement attendre une éternité avant qu'un train n'arrive. C'était bien ma veine ! J'espérais rentrer chez moi une heure plus tôt que prévu et voilà que j'allais rentrer beaucoup plus tard !
Que faire en attendant ? Je pris mon GSM et envoyai un message à ma femme pour la prévenir de mon retard. Je n'étais pas d'humeur à lire la suite de mon roman, alors je déambulai le long du quai en observant tout ce qui me tombai sous les yeux.
La gare de Bruxelles-Schuman, située juste sous les bâtiments des institutions européennes, offre une bien malheureuse image de la ville de Bruxelles. Elle n'est rien de plus qu'un tunnel ferroviaire passant sous la célèbre place qui détient probablement le record mondial du nombre de manifestations revendicatives à l'année.
Elle est lugubre.
En perpétuels travaux postposés indéfiniment, les murs de la gare qu'on dirait taillés dans un vieux béton semblaient couverts ce 24 décembre d'une couche de poussière noire, mélange de particules de pollution diverses et pourvu ça et là de crochets, clous et autres boulons rouillés sur lesquels pendaient parfois de vieux câbles alimentant notamment des haut-parleurs ayant l'air de dater de l'après-guerre. Du plafond pendait une longue bande de néon proposant une lumière blafarde digne d'une morgue de film d'horreur qui accentuait encore le malaise qu'on pouvait ressentir lorsqu'on n'était pas habitué à fouler les quais de Bruxelles-Schuman. Les deux voies étaient jonchées de mégots, de plastiques d'emballages ou encore de vieilles canettes de bière à moitié rouillées. Mais au milieu de toute cette médiocrité d'origine humaine apparaissait tant à autres, le cœur vaillant, de petites pousses, tantôt vertes, tantôt rouges, rappelant à tout un chacun que de toutes les forces, ce sont celles de la terre qui demeurent les plus fortes.
L'ennui me gagnait juste avant que je portai mon regard vers l'extérieur. Un brouillard dense masquait toute vision vers l'extérieur, à croire que la ville s'était cachée dans un nuage épais. L'idée que ce brouillard, à force de l'observer, me narguait gagnait petit à petit mon esprit. Comme à mon habitude, je m'avançai vers le bout du quai afin de pouvoir monter dans les premières voitures – il y avait toujours moins de monde dans les premières et dernières voitures – et je m'approchai du brouillard. Arrivé au bout du quai, à la limite du chantier, je pouvais distinguer son mouvement ; féminin, presque sensuel. Je n'arrivais pas à en décrocher le regard. Une voix que je ne percevais pas m'encourageait à plonger dans l'inconnu, à me fondre dans la dense masse de brouillard, laisser libre cours à mon imagination et perdre tout sens des réalités.
Me ravisant dans un premier temps, je fis demi-tour et avançai de quelques pas. Il était 11h40 et j'avais la garantie de ne pas avoir de train avant 45 minutes. Quel risque pouvais-je courir en dépassant le panneau rond et bordé de rouge interdisant le passage des utilisateurs du train ? Les deux voies longeaient un large passage qui se trouvait dans le prolongement du quai sur lequel je me tenais. Ce passage, qui longeait sur la gauche les deux voies en service, devait, à terme, accueillir lui-même deux voies supplémentaires pour permettre à la gare d'accueillir un nombre plus important de trains dans un futur systématiquement postposé Je pouvais m'y promener sans risque, estimai-je. Qui plus est, ma présence allait être cachée par le brouillard, celui-là même qui titillait depuis quelques minutes mon goût raisonnable de l'aventure et de l'interdit. Il y avait trois ou quatre personnes qui attendaient maintenant sur le quai, mais aucune ne regardait dans ma direction.
La décision fusa, limpide et irrévocable ; je fis volte-face, passai le panneau incapable de remplir son rôle et m'enfonçai dans le brouillard avec un visibilité de trois mètres maximum comme on pouvait pénétrer une forêt épaisse et sombre, un soir d'hiver sans lune, armé d'une malheureuse petite lampe de poche, à la recherche de sensations nouvelles.
Et après tout merde, mon train était quand même en retard.
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Dans la brume du quai n°2
Misterio / SuspensoC'est par pure conscience professionnelle qu'il se rend sur son lieu de travail le 24 décembre, contre son gré et contre le souhait de son épouse. Sur le chemin du retour, en fin de matinée, les trains sont annoncés avec un retard très important. La...