Je saute au dessus du vide et m'agrippe in extremis à la balustrade. Je me hisse sur le balcon en grognant et reprends mon souffle. Un bruissement de tissus me fait me retourner dans la direction d'où j'arrive et j'aperçois l'éclat d'une lame. Crotte ! Ma victime a réussi à me rattraper et a visiblement envie de me faire regretter mon vol. L'homme d'une quarantaine d'années qui tient l'épicerie avec sa vieille mère me course ? J'avoue que je ne l'avais pas vu venir.
Je lui tire la langue alors qu'il s'arrête au bord du toit et me fusille du regard. Il n'osera jamais sauter, l'écart est trop important... Il est en train de prendre son élan ?! Je déchante aussitôt et me précipite sur la façade. Le mur est couvert de lierres, l'ascension est très facile. Une fois sur les tuiles, je sors mon canif et coupe les plantes pour que l'épicier ne puisse pas me suivre.L'opération complète m'a pris un peu plus d'une minute mais ma victime semble hésiter. Est-ce les cinq tranches de mouettes valent vraiment la peine de mourir bêtement ? Son regard se fixe sur le balcon où j'étais il y a quelques secondes, son expression est déterminée et il serre les poings. Il vérifie même si son couteau est toujours à sa ceinture. Je soupire silencieusement et lance à l'épicier avant qu'il ne s'élance, le stoppant dans son élan :
"Laisse tomber. Tu veux laisser ta mère s'occuper toute seule du magasin ? Soit elle va crever de chagrin soit d'un coup de couteau.
-Mêle toi de tes affaires, gamine, réplique-t-il en criant, c'est à cause de toi si j'en suis là !
-J'ai le droit d'essayer de survivre ! »
Cette dernière phrase semble le toucher, je le vois à l'hésitation qui passe dans ses yeux.Visiblement, il n'est pas insensible à mon sort. Je profite de cette faiblesse pour le convaincre complètement de laisser tomber."Laisse moi partir, dis-je d'une petite voix, s'il te plait.
-Je...Désolée gamine, mais c'est la jungle ici."
Sans me laisser le temps de réagir, il s'élance, saute et n'arrive pas à s'accrocher à la balustrade. Il tombe et s'aplatit près de dix mètres plus bas. Je reste sans bouger quelques minutes puis me ressaisis et je saute sur le balcon. Tout doucement, je cherche des prises pour descendre dans la rue. J'y arrive finalement au bout d'une dizaine de minutes, essoufflée. Je tourne la tête vers l'épicier, ou plutôt ce qu'il en reste, et j'observe le tas sanguinolent qu'est devenu l'homme. Je suis captivée par le spectacle et m'accroupis au plus près du corps, mes bottes trempant dans le sang. Je reste de nouveau immobile et j'attends.Je ne sais pas ce qui me prend, mon instinct me dicte de ne pas rester sans bouger, que c'est dangereux mais je ne l'écoute pas. J'ignore combien de temps je reste ainsi mais je n'aurais pas bougé si je n'avais pas eu un frisson et les poils de ma nuque qui se dressent. J'ai déjà associé ces signes au fait qu'on m'observait aussi, je me relève et vérifie que je suis seule. La rue est un cul de sac et il n'y a pas de porte. Par réflexe, je lève la tête et aperçois une silhouette au balcon où j'étais. Je cligne des yeux et il n'y a plus personne. Pourtant, la sensation d'être épiée perdure. Je fouille les vêtements du cadavre en prenant soin de ne pas me tacher. Je récolte son couteau, une bourse contenant quelques pièces de cuivre et un livre. Je regarde la couverture et découvre une petite croix blanche. J'hausse les épaules mais décide de le garder. Le jour où je saurais lire, je m'entrainerais sur ça. Après avoir vérifié une dernière fois que je n'étais plus observée, je me remets en route mais cette fois, je marche dans les rues.
"Par la barbe de mon père, c'est bien de la mouette flambée au rhum que je sens ?"
A peine je finis de monter l'interminable escalier en colimaçon qui mène à la planque, que je me fais bousculer par Aran qui cherche d'où vient la bonne odeur de viande.
"Dégage, tu me colles trop, dis-je en poussant le demi géant pour qu'il me laisse passer.
-Allez, dit moi où est la bouffe !
-Seulement si tu me laisses mon espace vital."
Aran se décale enfin en marmonnant mais en gardant un sourire ravi. Mano et Jok ne tardent pas à le rejoindre pour faire cercle autour de moi alors qu'Alia, décidément une femme très sage, reste en retrait.
"Histoire qu'on soit tous d'accord, je commence en les fusillant du regard, si vous ne vous calmez pas, je balance vos parts par la fenêtre."L'effet est immédiat et les trois garçons reculent de quelques pas en baissant la tête. Je sors enfin de la poche de ma cape les morceaux de viandes emballés dans des feuilles d'arbres. Je grimace en sentant le jus couler entre mes doigts et je devine l'état dans lequel doit être ma poche. Génial, déjà qu'on vit dans la crasse, j'en rajoute un bon coup. Je m'empêche de lever les yeux au ciel à cause de ma bêtise et distribue les portions de nourriture. Même Alia perd de sa superbe en recevant sa part et commence à saliver. Les garçons s'assoient à même le sol alors qu'Alia et moi nous nous installons sur le rempart de la fenêtre. Nous restons un moment silencieux en contemplant le sol, le vent balayant nos cheveux. C'est Jok qui a mis en place cette tradition : il dit qu'on doit prier avant chaque repas. Je crois que de notre petit groupe, c'est le seul qui prie vraiment mais on fait semblant pour lui faire plaisir.
Un jour, je lui ai demandé en quoi il croyait il a répondu "je crois en le dieu qui saura réunir tous les êtres vivants et faire disparaître la pauvreté, la maladie et la mort". Je n'avais rien répondu à ça mais ses paroles ont tourné un moment dans ma tête d'enfant. Est-ce qu'un être supérieur est vraiment capable de faire tout ça ? Si c'était possible, il devrait avoir aussi assez de pouvoir pour précipiter toute la galaxie dans un enfer sans nom. Et si ses forces provenaient en fait des prières ? Plus on le prie, plus il devient fort. Je soupire silencieusement en attendant la fin de la prière. Il est hors de question que je contribue à renforcer une entité qui peut tout décider à tout instant. Je ne crois qu'en une personne et c'est moi.
Jok met fin à ce supplice en murmurant un mot, sans doute pour conclure sa prière, et nous sourit.
"Les amis, bon appétit ! s'exclame-t-il joyeusement.
-Et surtout, merci à Angelique qui nous offre ce repas de roi, réplique Aran."
Mano et Alia me félicitent également pour cette prise qui tombe plus que bien. Cela faisait plusieurs jours que nous n'avions rien eu d'autre à nous mettre sous la dent qu'un quignon de pain moisi. C'était Alia qui l'avait eu car c'est elle la plus faible du groupe. Mais aujourd'hui, tout le monde peut manger. On ne peut pas dire que ce soit silencieux quand on mange. Enfin , quand on dévore je devrais dire. Entre Mano qui reprend ses habitudes de loup, Aran qui mastique bruyamment et Jok qui arrive toujours à s'étouffer à un moment, quelque soit la nourriture, on ne s'ennuie pas. Je ne suis pas un exemple non plus, je m'en mets souvent plein les cheveux mais je m'en fiche. On nous a jamais appris à manger proprement, ou alors on ne s'en souvient pas, et il n'y a personne pour nous le reprocher.La viande est délicieuse, les arômes de l'alcool nous enivrent de bonheur. Le repas se finit rapidement et on soupire à l'unisson.
"Angel, dit Jok, je ne sais pas où t'as trouvé tout ça mais t'y retournes quand tu veux. Très souvent même."
Je déglutis et je sens soudain un poids dans mon ventre. Le visage de l'épicier s'impose dans ma tête et je n'arrive pas à le chasser. Je crois que...que je culpabilise. Ce mot sort de la barrière entre mes sentiments et moi et vient se loger dans un petit coin de mon esprit. Je le sens qui essaye de planter ses racines griffues dans ma cervelle mais mon instinct l'en empêche. C'est un combat qui se déroule dans mon crâne. Je me sens mal et manque vomir ce que je viens d'engloutir. Je dois avoir mauvaise mine car Alia se penche vers moi et me secoue doucement. Elle me parle mais je ne l'entends pas. Je n'entends que la vieille dame de la boutique qui crie "au voleur !" après que je l'ai renversé et pris les cinq portions qu'elle venait d'emballer. Je revois toute la scène comme si j'étais un spectateur. Cet homme, je n'avais pas remarqué qu'il était si petit. C'est pour ça qu'il n'a pas réussi à s'accrocher au balcon. J'ai la tête qui tourne, ça doit être à cause de l'alcool, il y en avait beaucoup.Maintenant, Jok s'est levé et me regarde avec inquiétude. Lui aussi, il me parle mais lui non plus, je ne l'entends pas. Je n'ai pas envie d'écouter. J'ai mal au ventre, à la tête, et, bizarre, aux yeux. Je me rends compte que je suis en train de tomber mais Jok me rattrape tant bien que mal. Je ferme les yeux et perds connaissance.
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La quête de l'Alchimiste : Origine
FantasyElle aurait aimé être une enfant normale, pleine de vie et joyeuse. Elle aurait préféré vivre dans un petit village ou dans une grande ville. Ressentir tous les sentiments sans filtre aucun, ça doit être merveilleux. Mais voilà, Angélique n'a pas e...