Chapitre I

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Une, deux, trois.

Cinq-cent-vingt-et-un, cinq-cent-vingt-deux, cinq-cent-vingt-trois

Les gouttes qui tombent à intervalle régulier du robinet rouillé de ma chambre résonnent dans le silence de la pièce de 9 mètres cubes.  Je ferme les yeux. Les rouvre. Rien n'a changé. Le plafond est toujours fissuré, une toile d'araignée flotte toujours dans un des coins. 

Mon lit commence soudain à trembler et je comprends que ma délicieuse colocataire vient de se réveiller. Elle pousse une vague de grognement , le sommier craque, et elle se lève. Debout, sa hauteur dépasse largement celle de notre lit superposé. Elle cligne des yeux, puis me fixe, d'un air bovin, où transparaît toute l'intelligence du genre humain.

Elle se dirige d'un pas lourd vers les W.C, et je ne prends même plus la peine de me retourner. La pudeur est un sentiment que j'ai appris à oublier.

Il fait chaud. Une porte claque dans le couloir. Puis une deuxième. Mon cœur commence soudain à battre plus vite.

Les pas se rapprochent. Bruits de clefs. Dans un roulement de poulies épouvantable , la porte s'ouvre.

Le visage de la Bouffie apparaît dans l'encadrement de la porte. Sans un mot, elle me fait signe de la suivre. Alors, pour la première fois de la journée, je descends du lit.

Il est onze heures du matin et je suis libre. Ou presque.

Je traverse les différents couloirs de la prison ,un air de triomphe sur le visage. La Bouffie a beau m'enserrer ses petits doigts boudinés dans le bras, elle sait que dans une heure elle n'aura plus aucun pouvoir sur moi. Ses cheveux gras sont rassemblés en un petit chignon totalement disproportionné par rapport à son visage flasque et à ses joues rouges qui tombent, lui donnant un vague air de bouledogue.

Elle pousse une dernière porte et je sors du quartier 13. Celui des détenues à risque. Le mien.

Nous traversons en silence la cour de la prison, sous le regard indifférent des femmes du quartier principal, qui me regardent, perchées aux balcons grillagés, surchargés de vêtements à sécher. Une voix crie soudain mon nom et je me retourne, en découvrant une petite silhouette, mince, surmontée d'une improbable touffe de cheveux. Theresa, une des rares amies que j'avais dans le quartier principal. Elle m'avait promis que quand je sortirais, elle serait là pour me dire au revoir. Je lui fais un "V" avec mes doigts, superposé à un doigt d'honneur -notre signe secret-. Elle me répond, malgré la Bouffie qui commence à lui gueuler dessus.

"-Dans trois mois, ce sera ton tour, je hurle à Theresa.

-Si elle survit jusque là", me chuchote la Bouffie, l'oeil mauvais.

Je fais un premier pas vers l' extérieur. Je m' attendais à ce que mon premier pas de femme libre soit quelque chose d' extraordinaire, mais j' avoue que je suis plutôt déçue. Rien ne se passe. Je hausse les épaules empoigne fermement un énorme sac en toile -qui contient mes quelques affaires personnelles- et m' éloigne, décidée à créer la plus grande distance possible entre le trou à rat où j' ai passé 18 mois et moi.

Je monte dans le premier bus venu et poinçonne le ticket qu' on m'a donné. Je me surprends à y éprouver du plaisir : un geste simple, mais qui me rappelle que la vie a repris pour moi.

Mais les secousses du bus, rouillé et usé par les années et les milliers de passagers qui l'on emprunter, sur la route mal goudronnée, parsemée de nid de poule me font vite revenir à la réalité.

La prison se trouve en campagne, à la périphérie de Bogota. D'immenses champs de maïs se déploient à l'horizon, traversé par de petites routes sinueuses en terre battue, où s'aventurent ici un tracteur, là une femme chargée d'un énorme sac d'immondices, qu'elle peine à porter. La décharge d'El Matador se situe à quelques kilomètres de là, et une bonne partie des habitants de la région dépendent encore des maigres profits qu'elle engendre. Les plus chanceux, des hommes pour la plupart, travaille comme paysan dans les immenses cultures apparemment aux grands propriétaires agricoles.

Nichée dans un creux de la Cordillère orientale, Bogota semble essayer d'étaler de plus en plus ses favelas décrépies, gagnant chaque semaine quelques mètres carrés à la forêt amazonienne.

À mesure que l'on approche de la ville, le trafic se densifie et nous nous retrouvons rapidement bloqués dans un embouteillage. De chaque côté de la route, des paysans vendent leurs produits qui s'amoncellent sur des chariots en bois, tandis que d'autres proposent sur des tréteaux des plats à emporter et des friandises. Ici, chacun essaye de survivre à sa manière, et seuls les plus dégourdis s'en sortent. Ce sont des jeunes désœuvrés, des vieillards émaciés et des femmes grosses d'avoir trop enfanté, tous marqué par la pauvreté, la rudesse de la vie et la crainte d'un avenir incertain. Pourtant ils résistent et se tiennent là, ils s'agrippent à leur vie de misère, le sourire aux lèvres.

Plusieurs heures plus tard, le bus pénètre enfin dans le centre-ville de Bogota. Les différents quartiers défilent , des passagers montent et d' autres descendent, tous affairés, pressés d' aller à un quelconque rendez-vous.

Moi, je ne sais pas où aller. Partout là où ce que je vais, je suis étrangère. Lorsque le bus arrive au terminus, je descends. Zona-T. Le quartier chic et bourgeois de Bogota. Tout l' inverse de ce que j' ai connu. Tant mieux.

J' essaye de m' imprégner de l' ambiance environnante.Malgré les nuages sombres et menaçants qui s'amassent dans le ciel, les gratte-ciel de verre renvoient les quelques rayons de soleil, et semblent briller.

Les passants ont l'air heureux :ici un couple qui s' enlace, là une môme qui tire sa mère par la main en direction d' un marchand de glace. Un groupe d' étudiantes sort d' un magasin, les bras chargés de course en éclatant de rire. Et ça me rappelle amèrement que j' aurais pu être ,dans une autre vie, l' une d' elles. Mais au lieu de ça, j' ai passé deux années en taule.

J' ai l' impression que j' ai été lavée, effacée durant toutes ces années. Tout d' un coup, je ressens le besoin impérieux de savoir à quoi je ressemble vraiment.

Je m'arrête devant une vitrine et contemple mon reflet. Instinctivement, j' ai mouvement de recul. J'ai beau plisser les sourcils, observer attentivement, je ne vois aucune trace de la gamine de 15 ans à peine que j' étais avant. Mes cheveux auburn, que je teins en noir depuis plusieurs années s'arrêtent en bas du dos, en de lourdes boucles. Je n'ai plus cet air enfantin que j'avais encore quand je me suis fait arrêter.

On me donnerait facilement dix-neuf ans, alors que j' en ai que dix-sept. J' ai l' impression d' avoir grandi trop vite, sans même m' en apercevoir.

Je marche lentement jusqu'à la station de métro la plus proche. Des gouttes d' eau commencent à pleuvoir. Surpris, les passants courent se réfugier sous les porches les plus proches.

La fille du Cobra Bogota-Marseille-ParisWhere stories live. Discover now