Le hall est pratiquement vide. L’éclairage est encore faible, mais largement suffisant. L’endroit tourne sans arrêt, il y a toujours de la vie chez Parker Publication, qu’importe l’heure ou le jour. J’arrive pendant le changement d’équipe, des jeunes femmes prennent place derrière le grand comptoir de l’accueil, pendant que les agents de sécurité se font un rapide débriefing. Je montre ma carte à l’élégante dame blonde qui me souhaite la bienvenue. Je file au portique de contrôle, présente mon badge à l’agent et pose mon sac sur le tapis prévu à cet effet pour enfin accéder aux étages.
L’ascenseur s’ouvre immédiatement après que j’appuie sur le bouton. Les portes sont presque refermées quand un mocassin Berluti vient se coincer entre. Je reconnais la marque, nous en faisons leur pub dans notre magazine, on est en pleine renégociation en ce moment.
L’homme à qui appartient la chaussure pénètre à mes côtés et l’air de la cabine redevient comme la première fois que je l’ai vu, irrespirable. Vêtu d’un costume noir et d’une chemise blanche, il a ce même regard bleu glacial limite banquise qui accentue sa chevelure ébène.
Il ne prononce pas le moindre mot, me fait à peine un signe de la tête pour me saluer, que je lui rends brièvement.
Il scrute l’étage que j’ai demandé, il me semble apercevoir un demi-sourire narquois sur son visage aux traits si parfait. C’est l’effet que je fais à chaque personne à qui je parle de mon travail. Je dénote avec l’environnement, j’en suis consciente et je m’en moque.
— Alors, cette histoire de spiritisme, vous vous en êtes sortie ?
Sa voix est moins sévère que la dernière fois, mais toujours aussi grave. Je ne lui adresse pas le moindre regard et je contrôle mon humeur pour lui répondre :
— On peut dire ça.
— Bien, à croire que celui qui vous a réaffectée savait ce qu’il faisait finalement.
Je bous intérieurement, cet homme me tape sur les nerfs. Non, mais de quoi je me mêle ? Il engage la causette à toutes les filles qu’il croise dans un ascenseur ?
— Je ne pense pas qu’un petit con prétentieux et fils à papa sache quoi que ce soit, lui craché-je.
Je prends le temps d’observer mon interlocuteur et reste surprise du large sourire qu’il m’adresse. Merde, peut-être qu’il sait de qui je parle. Je vais finir par avoir des problèmes si je ne me contrôle pas.
— Oh, c’est un fils à papa qui vous dicte ce que vous devez faire ? Intéressant. Sûrement un connard de bourgeois qui croit tout savoir et qui pense que tout s’achète, j’imagine.
Je le fixe interloquée, sans pouvoir lui répondre quoi que ce soit. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent enfin et me libèrent de mon supplice. Alors que je pénètre le couloir en manque d’éclairage, il me lance de la cabine :
— À plus, Ugly Betty.
Je me retourne pour lui faire face, trop tard, il a déjà disparu.
J’explose de rire. Normalement, cette remarque aurait dû me blesser, me choquer ou m’énerver même, mais pas du tout. J’adore cette série, c’est ce qui m’a donné envie d’avoir un magazine à moi. Le fait qu’il me compare à Betty Suarez est plutôt un compliment, malgré son physique ingrat. J’adore son personnage et le parallèle me fait sourire.
C’est la première fois que je ris depuis ce fameux jour. Je ne me suis ni forcé ni fais semblant. Cela me déstabilise et me vaut de culpabiliser un peu. Je regagne mon espace de travail en n’oubliant pas de pointer au passage. Il ne manquerait plus que mes heures ne soient pas comptabilisées. La lumière s’allume, le service de nettoyage s’active avant que les fourmis envahissent la fourmilière. Je pose mon café sur le bureau, démarre mon ordinateur et branche mes écouteurs pour me balancer du Eminem. La chanson « 3 am » à fond dans mes tympans pour couvrir le son de l’aspirateur, je retape au propre mon article.
Je sens que cela s’agite autour de moi, peu à peu l’étage se remplit. Je mets enfin un point final à mon texte et l’envoie à Romain, mon rédac chef, quand une main qui me tapote l’épaule me surprend.
— Oh, c’est toi !
J’enlève mes écouteurs pour entendre les derniers ragots de Mathieu.
— T’es déjà là ?
Mathieu est l’assistant de la directrice artistique. Jeune homme très exubérant. Grand, très svelte, châtain aux yeux noisette, au visage très fin et à la peau parfaite, c’est le meilleur ami du styliste stagiaire Marc.
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Après toi
RomanceJe m'appelle Eléna Vasseur, j'ai tout juste vingt-cinq ans. Tout le monde me dit que j'ai la vie devant moi. Pourtant, depuis toi, j'ai l'impression qu'elle est bel et bien finie. Comment survivre dans un monde où votre fiancé s'est tué dans un acci...