Chapitre V

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Je rejoins Parker fils, les épaules voûtées. Les paroles que j’ai pu prononcer dans cet ascenseur me reviennent de plein fouet. Je peux dire adieu à ma carrière. Je devrais avoir peur ou du moins ressentir un soupçon d’anxiété, mais rien. Je ne suis que l’ombre de moi-même et cet entretien sonnera la fin de cette triste mascarade. Ma silhouette reflète sur le long des vitres des diverses salles de l’étage. Je parcours cet infini couloir et approche enfin cette grosse porte en bois. C’est une première pour moi et ironiquement certainement la dernière.

Une assistante se lève aussitôt à mon arrivée, elle occupe un vaste espace à droite de la porte dans un renfoncement. J’attends patiemment que la petite brune signale ma présence au grand patron.

— Pfff… je l’ai vu la première.

Cette remarque est à peine audible. Je perçois dans le contre-jour de la fenêtre une élégante jeune femme. Elle ne doit pas être plus vieille que moi. Ses joues sont extrêmement rouges, mais j’attribue ça à de la colère et non à de la timidité. Je comprends rapidement que se sont ses deux assistantes et comme Sonia avec moi, elles aussi sont en compétition. C’est dommage, je pense qu’elles auraient plus à gagner en étant alliées plutôt qu’en se tirant la bourre. Mais c’est la dure loi du métier. Savoir se faire remarquer et être là ou le meilleur à tout prix et par n’importe quelle manière.

— Monsieur Parker vous attend.

Sans cérémonial ou autre bienséance qui voudraient que je frappe avant d’entrer, je passe la porte. Cette pièce est immense, on perçoit toutefois le charisme de cet homme assis derrière son bureau ébène. L’endroit est simple, mais chic à la fois. Aucune photo, aucun cadre ni diplôme fièrement affichés. Peut-être n’a-t-il pas eu le temps de prendre réellement ses aises. Les couleurs sont sombres, dans des tons gris déclinés sur plusieurs teintes. Seul élément de décoration, une cheminée électrique longeant le mur de gauche, dernière fantaisie branchée en ce moment. Le bureau est dans un bois noir, imposant, mais dépourvu d’ordinateur. Il n’y a qu’un téléphone et des dossiers sagement rangés.
Lui est assis sur son fauteuil confortable en cuir. Il me fixe, son regard est dur et extrêmement perceptible dans ce décor sombre.
Sans attendre qu’il m’invite à prendre place, je m’installe en face de lui. Oui, je suis malpolie, mais quitte à me faire virer autant le subir à mon aise.

Il ne me décroche toujours pas le moindre mot, les secondes sont interminables et ses iris bleus tournent à l’orage. Je lui lâcherais bien un « souris, t’es pas un monstre », je ne veux pas pousser trop loin non plus. Son père m’a laissé une chance alors que je sortais tout juste de l’école. Je galérais à trouver un stage et lui m’avait embauchée immédiatement. Beaucoup disent que je suis entrée par pistons, vu que mon mec était photographe pour le magazine, quelles connerie et ignorance !

Je détaille les traits du visage de mon futur ex-patron. Je comprends pourquoi il me rappelait vaguement quelqu’un, il y a une subtile ressemblance avec Parker senior, mais en largement plus beau, on ne peut pas le nier. Il est rasé de près, coiffé de la même manière que les fois précédentes, son eau de toilette qui m’est inconnue m’enveloppe petit à petit. Brun aux yeux bleus, le teint pâle, visage angélique qui cache sûrement un tas de mystères.
Ne décrochant pas son regard du mien, il ouvre un dossier et le fait glisser jusqu’à moi.

Je scrute, étonnée de ce qu’il me met sous le nez. J’attrape les feuilles et reconnais les documents, mon CV et tous les articles que j’ai publiés depuis mon arrivée ici. J’ai du mal à faire le lien avec nos précédentes entrevues de l’ascenseur.

— Vous savez pourquoi j’ai demandé à vous voir.

Sa voix aussi glaciale que ses rétines me sort de ma lecture du dossier. J’ai envie de lui répondre qu’il attend peut-être un autographe, vu la pile de rubriques qu’il collectionne, mais je repense à Mathieu et Marc et garde ma remarque silencieuse.

Il tire des documents mon dernier article sur les médiums et voyants et me le glisse devant les yeux.

— Vous sentez-vous à votre place dans ce magazine ?

— Je vous demande pardon ?

Je ne sais pas où il veut en venir et ma patience arrive au bout de sa limite.

— Je crois qu’il vous a explicitement été demandé une section sur l’influence du spiritisme dans la mode.

— Vous devez le savoir, vous vous êtes permis de m’attribuer le sujet.

— Bien alors, soyons clairs, tranche-t-il déchirant le papier et le jetant dans sa poubelle. Votre article est un ramassis de conneries.

Je me lève, furieuse, ma respiration est rapide, mes poings et la mâchoire serrés. Je suis en colère contre ce petit con prétentieux qui ne me connaît pas. Non content de se mêler du travail que je dois rendre, voilà qu’il me juge. En a-t-il seulement les compétences ? Moi qui pensais recevoir un savon pour la façon dont je lui ai parlé dans ce putain d’ascenseur, j’ai droit à une critique sur mon job. J’aurais accepté sans broncher ses reproches pour mon comportement, mais il est hors de question que je le laisse piétiner mon boulot.

— Vous savez pertinemment que j’ai raison. Votre article est une merde sans nom. L’art divinatoire ou l’art de l’esbroufe ? Votre article est à charge ! Ce n’est pas ce que l’on vous demande ! On se fout royalement de votre analyse concernant ce sujet !

Sa colère est aussi perceptible que la mienne. Ses pupilles sont dilatées, mais il contrôle parfaitement son corps. Il fronce quelques secondes les sourcils et continus :

— Je crois qu’il est temps pour vous de savoir si vous voulez réellement faire partie de notre entreprise. Vous avez du talent, je ne peux pas le nier, mais depuis quelque mois, vos écrits sont insipides et sans âme.

Je sens une vague de chaleur atteindre mes joues, ma colère est à son paroxysme. Julian Parker, lui, reste de marbre et poursuit ses remontrances.

— Comme je l’ai expliqué pendant la réunion, le magazine connaît un déclin de son chiffre d’affaires de huit pourcents sur ces cinq dernières années. Ce qui est catastrophique !

— Cela n’a rien à voir avec moi ! La presse souffre depuis l’expansion d’Internet, tout le monde le sait.
J’ai envie d’ajouter que les gens du métier sont parfaitement conscients de la baisse, il n’a pas l’air de savoir où il a mis les pieds, le pauvre garçon.

— Vous n’êtes pas sans savoir que c’est ce magazine qui maintient le navire à flot. Je suis au courant de la crise que vit l’univers du papier et de ce qui se passe aujourd’hui dans le milieu de la presse. Je ne laisserais pas Parker Publication couler sans rien faire. Comme dans toute entreprise, nous devons innover, nous adapter au monde et aux tendances du moment si nous voulons perdurer.

Je sens une pointe d’agacement le traverser quand je lève les yeux au ciel. Je ne vois pas où il veut en venir et je suis à deux doigts de partir en claquant la porte.

— J’ai besoin de savoir que tout mon personnel suit le même cap.
Il me gonfle avec ses métaphores maritimes, mais je le laisse parler sans l’interrompre. Il me fait signe de sa main de reprendre place en face de lui et je m’exécute docilement. Sans doute parce qu’il m’a semblé percevoir un bref instant de fragilité sous cet épais mur de glace.

— Je ne veux pas avoir à licencier du personnel, mais j’y viendrai si je n’ai pas le choix. Tout le monde doit y mettre du sien et se sentir impliqué.
Ma respiration reprend un rythme normal et son regard s’apaise légèrement. Quand j’ai franchi les portes de son bureau, je me fichais royalement d’être virée, mais à cet instant, je suis orgueilleuse d’avoir été jugée sur mon article. Je reconnais que je n’ai pas été impartial et peut-être même un peu hors sujet, ce n’est pas une raison pour me dire que j’ai écrit de la merde.

— Je vais surveiller de près le magazine dans les mois à venir.

— Romain est un excellent rédacteur en chef, il n’a pas besoin de vous avoir sur le dos.

Ma réplique a au moins le mérite de lui arracher un sourire.

— Là-dessus, nous sommes d’accord. C’est pourquoi je travaillerais à ses côtés et non sur son dos. Nous avons le même objectif, reste à savoir si vous aussi.

Je plisse les yeux et me mords la langue pour retenir le flot d’insultes que j’ai envie de lui envoyer.

— Bien, je vous ai envoyé par mail le prochain article que nous attendons de vous. Prenez ça pour une seconde chance de vous rattraper.

Il s’enfonce dans son fauteuil et son corps se détend, me faisant comprendre que nous en avons terminé.

Je me lève et regagne la sortie, au moment de franchir le pas de la porte, je l’entends me lancer une dernière phrase qui finit de m’achever.

— Vous êtes en deuil, pas malade, ressaisissez-vous.

Des larmes brûlantes menacent de couler, je les retiens aussi fort qu’il m’est donné de le faire. Je quitte au plus vite ce long couloir, repassant devant la salle où se tenait notre réunion. Elle est presque vide, les employés ont rejoint le treizième étage, seule encore présente Sonia et deux de ses complices.

— Eh bien, tu t’es vite remise. Tu ne pourras plus jouer à la petite endeuillée maintenant que tout le monde va savoir que tu essayes de te taper Parker !

Je me demande ce que cette pauvre fille a dû endurer pour être autant méchante. L’écho de sa voix se perd alors que je presse le pas pour emprunter les escaliers. Là, au moins, je suis sûre de me retrouver seule. Personne ne s’y aventure, passé le cinquième étage, ils restent désertiques. Ma descente est aussi rapide que les larmes qui coulent sur mes joues. Julian Parker est un horrible personnage que je déteste. Je sais pertinemment que je ne suis pas malade, je fais de mon mieux pour me maintenir et avoir un semblant de vie. À présent qu’il a touché une corde sensible, je ne suis pas certaine de vouloir remettre les pieds dans ce temple où seules l’apparence et la mesquinerie règnent.

J’ai peur de finir comme eux, écraser les autres sur mon passage et laisser mon cœur se transformer peu à peu en pierre. Il n’est pas à la fête en ce moment, mais après cette entrevue, je sais qu’il est toujours là.

À bout de souffle et en sueur, je regagne ma voiture garée dans le parking et, sans me retourner, je rejoins mon appartement, seul endroit où j’arrive à me couper du monde.

Après toiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant