Madame Alley respirait lentement, toujours allongée bien confortablement dans son divan. Les jambes croisées et le regard plissé, elle s'adonnait comme tous les dimanches à lire la gazette quotidienne du « Postman Pelicaen ».
La vieille femme poussa un soupir, décroisa ses jambes pour les recroiser à nouveau, et leva son regard vers le plafond pour constater que des tâches de moisissure s'y rependaient toujours. La pièce était mal éclairée, mais la femme s'en moquait bien. Elle n'était qu'une étrangère et une vagabonde entre les murs écorchés de cette vieille bâtisse.
Sans crier gare, telle une tortue sortant de sous sa carapace, une pulsion la poussa à prendre un livre entre ses mains.
Dieu seul sait où elle l'avait dégoté, mais une chose était sûre, c'est que ses yeux ne cessaient de briller d'une démence incontrôlable à la vue de la première page de couverture.
Seulement accompagnée par ses fantasmes et ses rêveries, la littérature avait toujours été un refuge pour elle. Ce livre pourtant faisait bande à part. Alley voulait le lire. Alley devait le finir.
« Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde »
Le sourire béat et les lèvres retroussées, Alley retira le marque‒page du livre et l'ouvrit en plein milieu. La nuit tombait à présent, et les chandeliers fliquant du salon n'éclairaient désormais plus qu'occasionnellement l'intérieur de la bâtisse.
Elle remua ses lunettes comme pour se raccrocher à sa lecture, puis se leva, poussée par le besoin de récupérer une bougie pour s'éclairer.
Le livre toujours entre les mains, elle fit un pas, puis un deuxième, avant de trébucher et de tomber de tout son poids sur le tapis auburn de son salon.
Étalée sur le sol, son esprit candide partageait désormais son attention entre la douleur qui lui foudroyait les hanches et son désir toujours constant de poursuivre sa lecture.
La pluie commençait à s'abattre doucement dans son esprit. Une tempête prenait forme et ses pensées s'entremêlèrent en un flot hasardeux.
Malgré cet accident pourtant, Alley ne pensait toujours qu'à finir sa lecture.
La septuagénaire n'avait fermé les yeux qu'une seconde, mais les rouvrir fut plus difficile que prévu. Des croutes aussi épaisses que ses propres vergetures s'étaient formées à l'extrémité de ses paupières. Elle n'osait bouger le moindre muscle de peur d'empirer son état.
Sa ridicule condition la frappa, et la vieille femme commença à sangloter. Toutefois, ses pleurs s'annoncèrent rapidement comme une providence. En l'espace de quelques secondes elle put rouvrir les yeux.
Étonnement, son environnement ne lui était plus familier. Alley considéra sa probable sénilité. Rares étaient les esprits à demeurer clairvoyants lorsque la maladie de l'âge les frappait.
— Bonsoir, mademoiselle. Puis-je vous apporter mon aide d'une quelconque façon ? »
Alley leva douloureusement sa tête pour faire face à l'inconnu qui venait l'accoster. Il était grand, bien bâti et diaboliquement séduisant. Ses vêtements semblaient dater du siècle dernier, et ses souliers en cuir poli le rendait semblable à un dandy londonien.
Le jeune homme, qui approchait la vingtaine, la regardait avec le regard avide d'un prédateur pervers qui voulait achever sa proie.
Alley commença à rougir, gênée par son manque de pudeur et le ridicule de sa position.
Profondément troublée, elle n'avait toujours pas répondu à l'inconnu.
À la place, elle poussa un soupir et remua son bassin avec vigueur pour constater avec surprise que la douleur s'était résorbée. « Rien de cassé. » Pensa-t-elle avec soulagement.
— Mademoiselle, que faites-vous dans mon salon ?
Alley fut d'abord surprise par son accent et ses manières. L'homme s'était courbé en portant une main gantée à sa hauteur.
— C'est moi qui devrais vous poser cette question, espèce de goujat !
Les traits du jeune homme avaient conservé leur douceur malgré l'insulte.
— j'ai peur de ne pas saisir. Pourriez-vous répéter ?
— Sortez de ma maison, ou j'appelle la police !
L'homme ne put retenir un ricanement.
— Faites donc ! Peut-être souhaiteriez-vous boire un thé en ma compagnie en les attendant ? J'enverrai mon majordome les faire chercher pour vous.
« C'est un grand malade. » Pensa-t−elle. Ce n'est qu'après un court instant qu'Alley se décida enfin à regarder autour d'elle avec attention. Agenouillée sur un sol qui n'était pas le sien, elle se trouvait entourée par des peintures toutes aussi farfelues que l'inconnu qui la toisait. Semble-t-il.
Pire encore, elle venait de comprendre qu'elle n'était littéralement plus dans son salon.
— C'est une caméra cachée hein ?
L'homme retint une mine boudeuse et inquisitrice en se redressant. Alley en profita pour se relever et s'enfuir dans un couloir derrière elle. Ses muscles étaient engourdis, mais elle gagnait tout de même de la distance sur son interlocuteur.
Depuis quand était-elle redevenue aussi agile ? Où était passé son lumbago printanier ?
Recouverts de peintures et de chandeliers, les murs de cette étrange maison étouffaient Alley. Des minutes s'écoulèrent et, très vite à bout de souffle, elle n'eut d'autre choix que de faire une pause au détour d'un salon imposant.
Pliée en deux pour reprendre son souffle et ses esprits sous une accueillante voûte en brique, Alley ne put retenir un hoquet à la vue du spectacle qui s'offrait à elle. Des centaines de portraits l'entouraient et la fixaient. Des représentations du même homme, du même dandy qui lui avait parlé plus tôt. Chacune porteuse d'une expression différente, mais toutes la fixant d'un œil aussi coquin que pénétrant.
Alley était charmée et hypnotisée par la scène. En pleine contemplation, elle ne considérait plus la folle situation dans laquelle elle se trouvait. C'est donc tout naturellement qu'elle n'entendit pas les légers bruits de pas qui se rapprochaient d'elle.
— Il y a quelque chose de terriblement malsain dans la sympathie que notre époque ...
— ... porte à notre souffrance. L'interrompit-elle.
Alley n'avait pas daigné se retourner, trop étourdie par ces mots qui résonnaient inlassablement dans son esprit.
Ils avaient un impact sur elle. Son esprit et son corps tremblaient incessamment.
Alley avait peur de comprendre, mais elle voulait y croire. Elle se retourna pour oser demander.
— Vous êtes Dorian Gray ?
Il retira son chapeau de forme et se courba aussi bas que terre, lui offrant voluptueusement le revers de sa main en réponse.
— Je suis son humble inspiration, pour vous servir.
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Alley Accaparante
RomansaAlley ne respirait que brièvement, naîvement absorbée dans la contemplation de ce portrait. « Je suis sénile ? ».