Chiara reluque ses camarades à la dérobée, mâchant activement son chewing-gum. A l'origine, elle ne voulait pas venir ici, elle s'est juste laissée entraîner, comme d'habitude. L'avantage, c'est qu'elle peut observer tout son saoul. La soirée est déjà bien entamée, tout le monde est plus ou moins bourré ; surtout Coline, qui fait l'étoile par terre en gloussant.
Chiara se défait avec difficulté du confort de ce fauteuil si bien rembourré, pour s'accroupir devant son amie. Cette dernière, le regard flou, met quelques minutes à la remarquer.
– Chichi, je t'aime !
Elle balance les bras en avant, les passe autour du cou de son amie et la serre gauchement contre elle. Sans esquisser le moindre geste, Chiara accepte l'étreinte, le nez plissé quand l'odeur de houblon lui taquine les narines. Elle n'aime l'alcool que quand on ne le sent pas, la bière est son enfer personnel. D'un geste maladroit, elle tapote le dos de sa camarade, qui l'interprète visiblement comme une invitation.
Coline écarte son visage, la regarde en plissant les paupières.
– T'as de trop beaux yeux, Chichi, tu sais ?
– Euh... merci ?
– Et je t'aime, tu sais aussi ?
– T'es bourrée, Coline.
– Même pas ! Je suis juste bourrée d'amour !
Elle éclate de rire, fière de sa répartie. Chiara aperçoit même un peu de bave couler entre ses lèvres. Elle a à peine le temps de s'en rendre compte et d'envisager l'idée de l'essuyer, que son amie l'embrasse. Aussi soudainement que ça. Chiara reste figée sur place, la bouche légèrement entrouverte, alors que la langue de Coline vient s'infiltrer dans sa gorge. Le baiser, aussi inattendu que furtif, s'interrompt ; Coline se laisse tomber en arrière.
– Merci !
– Euh...
– Pour le chewing-gum.
Coline glousse une nouvelle fois, manque s'étouffer et se penche en avant, pour tousser de toutes ses forces. C'est à ce moment-là que Chiara se rend compte de sa bouche vide. Elle aurait dû prévoir, après tout, c'est de notoriété publique que Coline embrasse tout ce qui passe à sa portée, quand elle a bu. Certes, mais elle ne s'était pas attendue à se faire voler comme ça. C'était son dernier, en plus ; comment va-t-elle pouvoir affronter la soirée, sans rien à mâcher ? Et la journée du lendemain ?
Elle laisse son amie, toujours en train d'agoniser par terre, pour se relever. Elle n'a qu'une envie maintenant, sortir d'ici.
– Oh les filles, c'était grave bandant ! Vous pouvez recommencer ?
Elle fouille la pièce du regard, retrouve Mathias et son sourire grivois. Flanqué de son meilleur ami, Arsène, il éclate d'un rire gras, qui titille les oreilles de la jeune fille. Pour toute réponse, elle dresse son majeur, agrémenté de son regard le plus méprisant, avant de s'enfuir. Elle louvoie entre les corps assis ou debout pour gagner le jardin. Ce n'est qu'une fois à l'extérieur qu'elle arrive à respirer. Elle prend une grande aspiration moite, frissonne sous l'attaque d'un vent soudain frais.
– Excuse-le, il est relou.
Elle tourne la tête, croise le regard si pâle d'Arsène, qui la rejoint d'un bon pas. Dans la lueur diffuse venant du chalet, il ressemble presque à un ange. Si on met de côté ses cheveux bruns savamment ébouriffé. Chiara le sait, il passe chaque jour plusieurs minutes à peaufiner sa coupe. Plusieurs fois par jour, même. Entre les deux, c'est probablement lui le plus susceptible de faire un saut aux toilettes pour se refaire une beauté.
Chiara se détourne, lève la tête pour observer les étoiles. Elle sourit, maintenant.
– T'inquiète, c'est pas ta faute.
– T'as froid ?
– Je vois pas pourquoi tu dis ça.
Il sourit, doucement, et avant que Chiara n'ait pu ajouter quoique ce soit, elle sent une chose épaisse lui tomber sur les épaules. Elle s'emmitoufle dans la couverture.
– T'as pas froid, toi ?
– Un homme n'a jamais froid. Et puis j'suis intelligent, j'ai ma veste.
Elle hoche la tête, sans insister. Si elle peut éviter de prêter sa couverture, elle ne va pas s'en plaindre. Et il est hors de question de retrouver la soirée. C'était amusant les premières heures, maintenant elle est juste lasse.
– En vrai, j'étais surpris de te voir là.
– Moi aussi.
– C'est chez mes grands-parents, ici, j'étais obligé de venir.
– J'suis surprise de me voir moi-même, bêta.
Elle se balance sur le côté, pour heurter son épaule, avant de reprendre sa position initiale.
– Pourquoi t'es venue alors ?
– Coline m'a convaincue, je voulais pas la laisser seule et puis... elle a pas tort, on vient de passer le bac, on a bien le droit de s'amuser. C'est notre dernière soirée de lycéens.
– Parle pour toi !
– Tu vas avoir ton bac, fais pas ta dramaqueen.
– On verra. Ça me fait plaisir que tu sois là, en tout cas.
– Moi aussi.
– Ça te fait plaisir d'être là ?
Elle rigole, sans répondre.
La musique, provenant du chalet, lui chatouille les oreilles, ce qui ne l'empêche pas de profiter du calme nocturne. Elle n'a plus tellement envie de rentrer chez elle, mais n'est pour autant pas pressée de retourner à l'intérieur.
– L'avenir me terrifie.
– T'as été prise à Descartes, non ?
– C'est pas la question. J'ai peur de ce qu'on va devenir.
Parmi toutes ces personnes qu'elle a rencontré au lycée, sa plus proche amie reste Coline, pourtant elle n'est pas sûre de lui parler encore l'année prochaine. Elle aimerait bien, évidemment, mais une fois qu'elles auront chacune leur vie et leurs études, est-ce qu'elles voudront encore se voir ?
Si avec Arsène, ils se sont étonnement rapprochés ces derniers mois, elle n'est pas sûre de garder le contact non plus.
De toute manière, les amis de Chiara se comptent sur les doigts d'une main. Quand bien même la soirée bat son plein, que tout le monde s'amuse et s'entend bien, l'adolescente est persuadée que dans quelques mois, les trois quart ne se parleront plus.
– On va devenir des êtres humains formidables, on accomplira tous nos rêves et peut-être même qu'on finira par conquérir le monde.
– T'es vraiment naïf, toi.
– C'est c'qui fait mon charme.
Son sourire en coin est éclatant, ses dents encore plus blanches sur sa peau hâlée. La faible lueur de la lune se reflète sur sa dentition, illuminant son sourire.
– Tu veux pas rentrer ?
– Non, j'vais rester là encore un peu. Tu peux rentrer, toi.
– Tu veux que j'te ramène quelque chose alors ?
– Non ça va, t'inquiète.
– D'accord ! Je rentre, alors.
– A tout à l'heure.
– A tout à l'heure.
Elle le regarde passer la porte vitrée, puis disparaître dans la cohue.
Elle sait qu'elle a énormément de chance, de pouvoir passer le weekend ici, dans ce chalet à la montagne, sans avoir à débourser un centime. Mais ça ne l'empêche pas de se sentir à part, à l'écart, en trop peut-être, même.
Et maintenant qu'Arsène est parti, elle se sent encore plus seule.
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5 feet
General FictionC'est une douce soirée au chalet, la montagne en fond, la musique dans les enceintes, le ciel étoilé et des confidences sous le clair de lune.