4 - Le Mât

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Musique : Look on down from the bridge - Mazzy Star



La colère de l'Autre s'est apaisée.

L'Ombre l'a aidé à nettoyer les traces de café par terre, et lui a même fait une nouvelle boisson. L'Enfant, lui, s'est terré dans sa chambre et n'en n'est sorti que pour manger, évitant soigneusement de croiser le regard de leur créateur.

L'Ombre n'a pas pu parler à l'Enfant, de peur que l'Autre ne les surveille. Elle attend la nuit, le sommeil de leur souverain. Toute la journée, elle a passé du temps près de l'Autre, plus par inquiétude que par réel plaisir.

En ce début de soirée, l'Autre s'ennuie. Il est assis sur son fauteuil, face à l'écran allumé, et pourtant, il ne parvient pas à se concentrer. Se replonger dans l'abysse virtuel l'effraie. Il ne veut pas trouver l'inspiration, cela impliquerait de reprendre les vidéos, comme avant.

Il n'est pas prêt à retrouver son royaume.

Les feuilles attendent sagement sur son bureau, prêtes à être noircies d'idées et de répliques bien senties. Pourtant, elles demeurent désespérément blanches, et le stylo conserve son encre.

Tapi dans un coin de la pièce, le Fou l'observe discrètement. 

Après l'épisode du café, il a jugé plus prudent de garder un œil sur l'Autre. Il s'est entendu avec l'Ombre pour prendre le relais. Après tout, son statut de rêveur artificiel le protège.

Alors il marmonne des paroles dénuées de sens, son regard fixant l'Autre à travers ses verres sombres. Durant de longues minutes, il ne se passe rien. Et puis son regard se pose sur les feuilles laissées à l'abandon.

D'un geste hésitant, il en fait glisser une devant lui. Le Fou continue son monologue à voix basse, les yeux rivés sur lui. Il ne sait s'il doit se réjouir de cet élan d'action, ou s'il doit craindre un éventuel dérapage. Son instinct lui souffle qu'il s'agirait plutôt de la deuxième option.

L'espace d'un instant, il espère que l'Autre va retrouver sa fièvre créatrice, et expulser ses démons à travers des idées. Et pourtant, il n'en n'est rien. L'Autre joue avec la feuille, les yeux hagards. Ses doigts plient le papier, le tordent, l'abîment. Et puis, lentement, il se met à déchirer la feuille.

Une fissure se découpe le long de l'étendue blanche. Un morceau s'en détache. Puis un autre. Encore un autre. Rapidement, c'est un amas de flocons de papier qui recouvre les mains de l'Autre. 

Il sourit. Ça lui rappelle Noël. Le contact. Le bonheur.

Soudain, il s'arrête. Une larme carmin perle sur la surface blanche, brillant sous l'éclairage artificiel. Il s'est coupé. L'éclat rouge se reflète dans les pupilles noires de folie et de douleur.

Lentement, la perle sanglante disparaît, s'infiltrant dans le papier déchiré, et s'étend en une tâche rouge sombre. L'Autre regarde son pouce qui saigne encore un peu.

Le regard vide, il tente de cicatriser la plaie en passant sa langue dessus. Il grimace. Son palais s'emplit d'un goût métallique. Son pouce ne saigne plus. L'Autre repose ses mains sur la table, laissant retomber le papier tâché.

Cercle rouge sur fond blanc.


"Coccinelle dans la neige."


L'Autre se retourne. Le visage du Fou reste impassible, comme s'il n'avait pas prononcé ces mots. Quelques secondes s'écoulent.

Le regard de l'Autre se durcit. Les flocons de papier ne l'émerveillent plus. Ils lui brûlent la peau, la poitrine, la gorge, les yeux.

Il les jette tous, jusqu'au dernier. Le bonheur factice est relégué à la poubelle.

L'Autre inspire difficilement. Ses mains sont crispées sur ses genoux. Ses ongles courts s'enfoncent dans son jean, abîmant sa peau. 

Un sourire se plaque sur son visage. Ses prunelles brillent d'un éclat fou. Dans son crâne, une phrase se répète.

Je vais bien je vais bien je vais bien bien bien je vais très bien oui je vais bien...

Le Fou se tait. S'il intervient pendant cette crise, son état s'empirera. Il faut attendre que le calme soit retombé, pour qu'il l'écoute.

L'Autre lâche un léger rire. Il rit pour ne pas pleurer, il rit pour que la larme ne se transforme pas en torrent, il rit pour s'échapper de la peine qui l'étouffe, il rit pour se sauver, lui et ses compagnons imaginaires, il rit pour ne pas mourir, il rit parce qu'il ne veut plus vivre.

Ses rires emplissent l'appartement, résonnent contre les murs, contre son crâne, contre les larmes qu'il refoule, contre lui-même tout entier.

Et puis, il s'arrête. Son sourire retombe.

Son regard est plongé dans un vide abyssal que même le Fou ne peut pas percer. Alors, celui-ci se relève et s'approche.

Lentement, il pose une main sur son épaule. L'Autre tressaille, mais ne le regarde pas.


"Faut aller rejoindre les licornes, gros. Elles ont sommeil."


Il est encore tôt pour dormir, et pourtant, la fatigue ronge l'Autre. Il n'oppose aucune résistance lorsque le Fou lui prend la main, et l'emmène vers sa chambre, seul endroit où il peut espérer retrouver le repos.

Depuis leurs chambres, l'Ombre et l'Enfant entendent leurs pas dans le couloir – pourtant, aucun d'entre eux ne sort les voir.

Délicatement, le Fou fait s'asseoir son créateur, avant de le border.

Il lui parle de licornes, de coccinelles et de papillons colorés. Il lui parle de son monde imaginaire, celui dans lequel il est si doux de s'y réfugier.

L'Autre l'écoute, il s'accroche à ces visions éphémères, à ces amas de couleurs qui se forment dans son esprit si sombre. Il peut presque les toucher, ces ailes flamboyantes, il sent même son corps s'alléger au fil du récit du Fou.

Ses paupières s'alourdissent, et pourtant, il se sent bien. Apaisé. Comme si les crises précédentes n'avaient été qu'un vague cauchemar. Comme si ses démons lui avaient enfin accorder le repos.

Lentement, il se laisse glisser dans un sommeil paisible, plein des visions idylliques contées par le Fou.

Ce dernier réprime un soupir, en le voyant s'endormir. Soulagement mêlé d'angoisse. Il faut dire qu'être le fou du roi, c'est un rôle lourd à porter. Parfois, il aimerait ne pas devoir l'endosser.

Après tout, il aurait été bien plus simple pour lui de continuer à porter des œillères, et de prétendre que tout va bien. Il aurait aimé que quelqu'un prenne soin de lui aussi. Que quelqu'un tienne à lui au point de se sacrifier.

Il mordille sa lèvre, refoulant les larmes qui menacent de couler. Il n'a personne pour effacer ses peines. Il n'est que lui, pour soutenir le reste de son monde : l'Ombre, l'Enfant, et surtout l'Autre.

Ce dernier dort pour de bon, maintenant. Le Fou l'envie, et peine à réprimer sa colère. Il aurait voulu d'une amitié, lui aussi. Le genre d'amitié qu'on dépeint dans les fictions – un lien évident et indéfectible, qui ne fait que se renforcer avec le temps.

Il a bien essayé de tisser ce lien avec ses pairs – en vain. Il n'est jamais parvenu à maintenir une conversation assez longue avec eux pour pouvoir parler de véritable amitié. Chacun est trop aveuglé par ses propres problèmes pour bien vouloir lui servir d'épaule sur laquelle pleurer.

En voyant les paupières closes de son créateur, il esquisse un pâle sourire. Il aurait bien aimé vivre plus longtemps. Connaître d'autres instants de joie. Pourquoi pas même trouver l'amour. Rien de tout cela n'est plus possible, à présent.

L'heure est venue pour eux de tirer leur révérence.

𝐁𝐫𝐞𝐚𝐤𝐝𝐨𝐰𝐧 - 𝐒𝐋𝐆Où les histoires vivent. Découvrez maintenant