« Ce n'est que dans les aurores
Qu'il détend son col de nuit
Puis renaît de ses efforts
Et de ces scènes d'agonies »
Le Phare, Didier Venturini
De beaux mots sur de beaux sentiments, qui disparaissent comme n'ayant jamais été à l'instant où le gardien claque la couverture effritée de ce vieux recueil mille fois lu. Le regard de l'homme se pose, comme un goéland sur un rocher, sur l'horizon étriqué que laisse entrevoir le petit hublot ouvert. Regard porté par ses yeux bleus d'avoir trop vu la mer, ou de l'avoir trop aimée. Un jour peut-être ! Mais pas celui-ci ; le vieil homme aujourd'hui, n'aimait plus rien. C'est peut-être un mensonge qu'il se susurrait la nuit ; si on n'aime plus rien, rien n'a d'importance, et la douleur n'existe plus. C'est le genre de mensonge chéri par ceux qui ont trop souffert. Ainsi le gardien se disait ne rien aimer, et pourtant il posait ses yeux sur l'horizon et passait des doigts à la peau écaillée par le sel sur la couverture de ce vieux recueil de poésie. Et après cela, lorsqu'il finissait par ramener à lui ses pensées vagabondes à qui il ne laissait jamais le temps de fuir très loin, il se levait et posait de ses mains gauches le livre sur une petite table. Il prenait ensuite son grand ciré qui avait été jaune un jour, et descendait de la petite cabine par d'étroits escaliers en colimaçon. Il descendait exactement quatre-vingt-sept marches alambiquées et effritées par des milliers de pas. Et alors, il sortait du phare.
Le grand phare semblait tout droit sorti d'une aquarelle ou d'une carte postale. En alternance rouge et blanc, la peinture était terne, trop souvent fouettée par les bourrasques marines. Le gardien fermait la porte en fer rouillé avec soin, puis s'avançait droit devant, jusqu'au bord de la falaise. Le sol surplombait la mer, qui caressait le sable de sucre brun, une vingtaine de mètres plus bas. Un petit escalier creusé à même la roche, voilà tout ce qui reliait le monde du phare au monde de l'océan. Une fine frontière que le gardien avait pris soin de ne pas traverser depuis plus d'années qu'on ne peut les compter. Cela faisait partie de ses habitudes étranges, comme de toujours observer le large, mais de ne jamais laisser ses yeux s'aventurer sur le sable et les vagues qui s'y écrasaient plus de quelques secondes. Il sortait d'une poche de son ciré une pipe en bois qu'il ne tardait pas à porter à ses lèvres, petit gardien devant son phare. Il fumait avec attention, et le vent emportait si vite la fumée qui s'échappait de sa bouche qu'il semblait inhaler une vapeur invisible. Une fois satisfait, il retournait sa pipe pour faire tomber les cendres sur le sol de roche noir jais et repartait d'un bon pas vers le phare. Sans perdre de temps, il s'attelait tous les soirs à la même tache. Il préparait le générateur électrique qu'il nettoyait chaque matin avec le plus grand soin. Il mettait l'essence dans le réservoir, les fils où ils devaient être et quand il avait fini, il allumait le tout de ses bras rendus vigoureux par un travail assidu. Puis, assourdi par le grondement de la bête, il remontait les marches de l'escalier pour arriver à l'étage du phare. Il vérifiait les filtres, il choisissait la luminosité adaptée, comme chaque jour, puis nettoyait les lentilles.
Mais ce jour-là, il fut empli soudain d'un sentiment des plus étranges. Un sentiment, comme un appel, qui le mena à tourner la tête vers l'océan qui s'étendait face au phare. Il s'avança prudemment et ouvrit en un grincement la grande baie vitrée jaunie, avant de s'aventurer au balcon surplombant le vide, les mains sur la balustrade branlante, le torse en avant. Il plissa les yeux, formant de petites rides en leurs coins, jusqu'à discerner une obscurité grandissante ; une tempête arrivait.
Le gardien se précipita pour préparer son phare. Il ferma chaque fenêtre, bloqua les portes à l'aide d'imposantes poutres en bois, et régla la luminosité au plus fort, même si cela faisait des années qu'on n'avait pas vu un seul bateau siller sur la mer face au phare. Il était prêt, se posta devant une fenêtre, et attendit, en silence.
Vint d'abord la pluie.
La pluie cogna en cascade sur le phare, ruisselant sur ses vitres. Chaque goutte était un petit point d'enfant qui s'abattait sur la terre, plein de colère. Et le ciel rugit à pleins poumons comme une femme qui donne naissance. Les vents, des balles de révolver, poussaient de tout leur poids contre le petit phare, à la merci des éléments. Le gardien sentit alors un frisson dans son dos : un courant d'air. Il se releva d'un coup. Que faisait un courant d'air à l'intérieur de son phare ! Il avait dû oublier une fenêtre ; mais où ? Ses yeux s'écarquillèrent en réalisant la faute qu'il avait commise : sa cabine. Il monta les marches aussi vite que s'il avait eu le vent de dos. Arrivant en trombe dans sa petite cabine au sommet de sa tour, il eut juste le temps d'apercevoir le vent qui comme un ruban de satin s'enroulait autour du petit recueil de poésie et l'entrainait par le hublot que le gardien avait oublié de fermer, en une chute pleine de la grâce et de l'agonie d'un albatros en plein vol vers la plage où dansait le sable. L'homme ne prit pas un instant pour réfléchir. Il tourna les talons et s'élança en sens inverse. Il défonça la porte en fer d'un coup d'épaule et fut momentanément aveuglé par la pluie et le vent. Il ne se laissa pas faire, et pour la première fois depuis plus d'années que la majorité d'entre nous avons vécus, il dévala les marches taillées dans la falaise, vers la crique qui s'étendait en bas. Ses bottes s'enfoncèrent dans le sable et il s'élança vers le petit livre seul au milieu de la plage. Il l'attrapa et le feuilleta, dos au vent. L'encre avait bavé et les écritures autrefois belles et soignées n'étaient plus que des gribouillis flous. Il se tourna vers la mer. Avait-on seulement déjà vu autant de rage dans des yeux d'Homme ? Il ouvrit la mâchoire, indifférent au vent qui fouettait ses cheveux, et rugit à en faire trembler la mer.
— Que veux-tu, la mer ? Veux-tu me tuer ? Aussi tue-moi maintenant au lieu d'être si cruelle joueuse ! Et il leva le bras bien en arrière, avant de lancer le petit livre au loin, vite avalé par les vagues, petite souris donnée à un serpent.
L'océan aurait juré que jamais on n'avait vu une telle force dans le lancer d'un homme.
Les larmes et le sable ramenèrent l'homme à des souvenirs qu'il avait cachés dans un tiroir depuis fort longtemps. C'est en semi-agonie qu'il retrouva le chemin vers sa cabine en haut de son phare, et s'y laissa étendre, attendant la mort ; peut-être.
***
VOUS LISEZ
Ôde à l'amer
Historia CortaUn gardien de phare tourmenté face à un océan de souvenirs. Une nouvelle courte mêlant poésie, fantastique, et un brin de romance.