Il fut réveillé le jour d'après par une caresse solaire sur ses pommettes ridées. Comme l'arrière-goût d'un café froid, les restes des sentiments amers de la nuit dernière restaient obstinément collés à ses os. Il tenta d'oublier le jour précédent, en reprenant un semblant de routine dans la vie de son phare ; sans lecture ni poésie, pourtant. Alors il descendit ; fuma sa pipe ; entretint les machines ; nettoya les lentilles... Mais le tout n'avait pas la saveur de l'habitude qu'il s'acharnait à contrefaire. Comme une jambe cassée qui ne retrouve jamais sa vigueur d'antan. Il s'efforçait de faire tout comme, mais il n'arrivait pas à chasser les larmes du bord de ses yeux. C'est alors qu'il mettait en place la lumière du phare que, comme le jour précédent, il se vit interrompu. Une lueur venant de la plage attira son regard, comme une bague en or attire une pie. À nouveau, le voilà qui se penche par la rambarde du balcon, et qui plisse les yeux vers le lointain. Quelque chose était là-bas, c'était sûr. Mais il ne pouvait pas retourner sur la plage. Il en était hors de question, hors de question de ne pas faire comme si ce jour était quelconque, alors qu'il n'avait rien d'un jour banal. Pourtant la lueur semblait l'appeler. On ne peut pas dire qu'il n'était pas curieux ; il n'y avait juste rien pour attiser sa curiosité. Comme on ne peut pas dire d'un enfant qui ne connait aucune sucrerie qu'il n'est pas gourmand. Sur une plage surmontée d'un phare isolé, au bord d'une mer où ne passent jamais de bateaux, comment pouvait-il être curieux, ou ne pas l'être ? Engourdi par la routine, une vie si volontairement monotone, mécanique comme les rouages des machineries de son phare, le gardien avait fini par s'endormir, bercé des habitudes comme une comptine qu'il se chantait lui-même. Mais cette semi-conscience qui l'ensevelissait s'était trouvée perturbée. Là, cette tache sur la carte postale, cette note colorée sur la partition noire et blanche ; cette lueur ne pouvait laisser l'esprit de l'homme en paix. Excédé, par habitude, le gardien finit par monter les escaliers en direction de sa cabine, à la recherche de son ultime évasion, poussa la lourde porte alors que chaque pas l'amenait plus près du soulagement de son esprit pénible. C'est seulement en arrivant devant la petite table en bois rustique vide que l'absence de son livre lui revint en mémoire. Il n'arrivait pas à l'intégrer ; c'était si anormal, quelque chose de surnaturel, qui ne pouvait juste pas faire partie du monde réel ; l'absence de ce livre avait le même goût que les photos trop saturées, que les bandes dessinées aux personnages déformés. Ce manque ne devrait pas être, la continuité de la vie du gardien, l'univers dans lequel il devait être, ne comprenait pas cet événement. Cette disparition n'était pas inscrite dans le destin de l'homme, il en avait la certitude. Comme un amputé ressentant un constant malaise qui ne l'empêche pas d'oublier l'absence de son membre jusqu'à reposer les yeux dessus. Comme un enfant obstiné passe sa langue sur le trou d'une dent manquante, sans s'y faire. Le livre parti avait laissé une pièce manquante dans le puzzle de la scène. Le gardien poussa un soupir résigné avant de descendre de nouveau sur la plage, qui n'avait jamais reçu tant de visites.
Le soleil brûlait ses yeux plissés. Le lieu était calme, les vagues suivaient leur mouvement paresseusement, une faible brise caressait le sable, le soleil brillait haut dans un ciel limpide. Cela semblait surnaturel, ce calme, alors que la tempête de la veille semblait n'avoir jamais eu lieu. Le gardien avança doucement, comme on approche avec précaution un enfant calme après une crise de colère, de peur qu'il se remette à crier. Il scruta le sable, mal à l'aise d'être là et pressé de trouver ce qu'il était venu chercher. Il retrouva la lueur aveuglante, s'en approcha et attrapa l'objet convoité. Ses doigts glissèrent le long du vieux verre verdâtre recouvert de rayures. Voilà de quoi il s'agissait, une bouteille, rien que ça. Le gardien se dit qu'il aurait dû être satisfait, mais il ressentit une pique de déception. Pourtant quelque chose semblait se cacher à l'intérieur. Il décida de rapporter la bouteille jusqu'à sa cabine en haut du phare.
Il s'assit sur son tabouret, et posa la bouteille face à lui. Il la fixa, pris dans un duel de regards imaginaires. Il essayait de résister à l'envie de l'ouvrir. Il n'allait pas laisser cette vieille ordure troubler son quotidien ! Il se renfrogna de plus en plus. La bouteille semblait le narguer. Il eut envie de la lancer par son hublot. Cela le fit penser à son recueil de poésie, il ressentit un pincement au cœur.
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Ôde à l'amer
ContoUn gardien de phare tourmenté face à un océan de souvenirs. Une nouvelle courte mêlant poésie, fantastique, et un brin de romance.