Chapitre 1

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Il m'en faut peu mais j'ai déjà envie de vomir. On m'a toujours dit de regarder au loin pour éviter le mal de mer. Pas facile à faire quand on est seul à la barre et qu'il fait nuit noire. Ça doit bien faire deux heures que je me débrouille au mieux pour naviguer sur cette barque, peut-être même trois. J'ai perdu le compte, trop occupé à lutter contre la houle. En tout cas l'île avait l'air bien plus proche quand je l'observais depuis l'autre rive. J'avais misé sur un aller en trente minutes, maximum. Estimer les choses n'est pas vraiment mon fort, et encore une fois, la nuit n'est pas là pour m'aider. Mon seul repère depuis que j'ai quitté le rivage : des petits points rouges qui clignotent au loin ; ceux de l'antenne qui surplombe l'île. Ils effectuent une danse synchronisée à intervalles réguliers. Ils s'allument, clignotent plusieurs fois, puis s'éteignent juste assez longtemps pour que je puisse craindre qu'ils ne reviennent jamais. J'ai peur qu'ils m'abandonnent là, en plein milieu de l'océan, à trente minutes de la côte d'après une estimation à laquelle j'accorde de moins en moins de crédit. De toute façon, trente minutes, soixante ou deux cents, ça ne changera pas grand chose si je tombe à l'eau : elle est très froide et je nage très mal. Je jette un dernier oeil aux points rouges, déjà bien plus gros qu'à mon départ, quand la barque s'arrête brusquement. Je suis arrivé sur la plage de l'île.

Je saute de la barque et je me rends compte que j'ai de l'eau jusqu'aux cuisses. Malheureusement elle est toujours glacée. Je prends mon sac en faisant bien attention de ne pas le laisser tremper, puis je craque le tube lumineux que j'avais justement prévu pour mon arrivée. Il n'éclaire pas grand chose, pour l'instant juste l'eau et ma barque, mais ça me rassure déjà un peu. Je marche quelques mètres en remontant vers la plage. L'eau, de moins en moins profonde, confirme que je vais dans la bonne direction. J'ai froid, je suis trempé et j'ai même un peu faim, mais j'éprouve déjà un immense plaisir à sentir les galets sous mes pieds. J'y suis arrivé, enfin presque. Je sors les pieds de l'eau et la plage se découvre petit à petit devant moi. À chaque pas les galets s'entrechoquent et font un bruit délicieux, comme si quelqu'un me suivait, son visage comme collé au mien, en train de mastiquer ses céréales du matin. Je crois que j'ai passé le stade d'avoir "un peu faim". Pendant que je traverse la plage je repense à toutes ces années où j'ai fantasmé d'habiter dans un endroit comme celui-ci. Une île recluse, mais pas trop loin des terres non plus. Juste assez pour me sentir seul tout en ayant le loisir d'observer la civilisation de loin, ou du moins ce qu'il en reste. Sur cette île j'aurais habité un phare, un phare que j'aurais entretenu juste pour moi, pour donner un peu de sens à chaque journée. Un phare et une adorable petite maison blanche. Je les aurais quitté seulement une fois par semaine, pour aller chercher des vivres sur le continent et me reconnecter avec les miens. Il y aurait fait beau la plupart du temps, et les jours de pluie j'aurais allumé un feu tout en regardant le vent brusquer la végétation. Bien sûr j'aurais profité d'une bonne connexion satellite pour faire mon travail à distance, depuis mon ordinateur, perdu au milieu de l'océan. Je n'avais pas besoin de plus. Juste une belle vue depuis ma fenêtre, un panorama fait de terres escarpées, sauvages, aux nuances de verts pâturages et de fins galets noires. Un panorama complété par la jetée et mon bateau, pour me rappeler qu'à tout moment j'aurais pu fuir ces terres solitaires.

De cette vision idyllique la réalité ne conservait que les galets et les paysages escarpés. En tout cas de ce que j'avais pu en observer de jour, depuis l'autre rive. Adieu le phare, la petite maison blanche, le temps radieux et l'ordinateur. De toute façon ce dernier n'aurait été d'aucune utilité, ça fait déjà un moment que quasi tout ce qui nécessite de l'électricité ne fonctionne plus. C'est bien pour ça que j'avance avec ce foutu bâton lumineux qui n'éclaire qu'à quelques mètres devant moi. J'arrive d'ailleurs au bout de la plage et j'aperçois le chemin que je dois emprunter. Il est rendu visible par quelques petites lueurs violettes, émises par une variante du bâton que je tiens en main. Ces bâtons là sont disposés tous les cinq ou six mètres et n'éclairent pas grand chose non plus, mais ils ont le mérite de m'indiquer la direction tout en révélant les marches les plus abruptes. Le dénivelé est de plus en plus fort et le chemin s'enfonce dans la roche, toujours plus sinueux, comme s'il avait été creusé à contre-courant de l'île. Et en même temps j'ai l'impression que cette dernière m'accueille, qu'elle me laisse m'enfoncer vers ses entrailles. Les roches qui m'entourent et cloisonnent mon passage sont immenses, et du peu que j'arrive à percevoir, certaines me surpassent complètement en taille. Je sais que l'antenne relais n'est pas très loin, ou du moins que ses lumières rouges devraient être visibles d'ici, mais quand je lève la tête je ne vois que les étoiles. Je ne serai pas capable de dire dans quelle direction l'antenne se trouve. Je ne serai pas capable de dire d'où je viens non plus. Je fixe juste mon regard au sol pour éviter la chute, profitant du moindre reflet violacé que m'offrent les roches alentour ainsi que les tubes plantés au sol qui en sont à l'origine. Je me demande si c'est Olivia qui les a placé ici ou bien s'ils étaient déjà là avant elle. Je n'ai pas eu de nouvelle depuis plusieurs semaines, mais je n'en attendais pas moins. De toute façon je n'avais qu'à suivre les instructions pour venir ici. La date, le lieu, je n'ai rien décidé. Sinon j'aurais pris l'option avec phare et maison. Je sais juste que je suis ici pour quelques temps, pour entretenir l'antenne. Je n'ai aucune idée de comment faire, mais si je ne le fais pas ce sera la fin d'un des derniers Relais de la région. Pas vraiment un exploit que j'aimerais me voir attribuer.

J'avance sur encore quelques dizaines de mètres accidentés et mon horizon se débouche enfin. La voilà de nouveau, l'antenne. À dire vrai elle est encore loin et je ne peux qu'imaginer sa silhouette dans cette pénombre, mais les clignotements rouges sont de retour. Pour le moment je continue à me diriger vers eux. J'ai l'impression qu'ils bourdonnent dans ma tête lorsque je les regarde. Je crois avoir troqué le relatif confort du chemin escarpé contre l'inconfort du plateau de l'île. Une intuition plus ou moins confirmée par le vent glacial qui me souffle dans les oreilles. Sortir le coupe-vent de mon sac était définitivement une bonne idée, mais j'aurais du venir avec des vêtements plus chauds. La planification ce n'est pas non plus mon truc. Toujours est-il que j'ai encore un bon bout de chemin à parcourir pour atteindre le Nid, mon chez-moi pour ces prochaines semaines. Le nom semble suggérer le réconfort mais je sais déjà que ce refuge sera semblable à toutes les habitations construites après la Catastrophe : vétuste et bâti dans l'urgence. En l'occurrence, le Nid est un container recyclé en micro-logement de fortune. Je ne l'ai jamais vu de mes propres yeux mais quelqu'un m'en a parlé. Pratique, rapide et peu cher, pour ce que vaut encore l'argent. Mais pas vraiment adapté à des séjours prolongés. Au stade où j'en suis, je me contenterais d'un morceau de tôle pour m'abriter du vent. Sur le plateau c'est lui qui règne. Les quelques arbustes et buissons que je croise ne sont pas bien hauts. En même temps il faudrait de l'audace pour défier ce souffle au-delà du mètre. Même moi je n'en n'ai pas. Ce n'est pas comme si j'avais le choix après tout. Je continue à suivre les lueurs violettes plantées dans le sol. Il y en a de moins en moins. Normal, le chemin à partir d'ici n'est plus vraiment accidenté, et cette lumière reste une ressource rare et précieuse. Je commence à percevoir la forme du Nid qui se détache légèrement sur le fond étoilé. Avec de la chance Olivia sera déjà là, à m'attendre. Rien ne me ferait plus plaisir. Je ne suis plus qu'à quelques dizaines de mètres d'un repos que je ne mérite peut-être pas, mais que je vais prendre aussitôt la porte ouverte. Quand je pense qu'il m'a fallu tout ce temps pour arriver ici, et qu'on est encore bien loin de l'antenne à laquelle je vais devoir me rendre dès demain. L'île est finalement bien plus grande qu'il n'y paraît quand on a les pieds dessus. J'ai un peu hâte de la découvrir de jour, de la conquérir petit à petit au lieu de la laisser m'engloutir comme ce soir. Sur les derniers mètres qui me séparent de la porte du Nid, je repense à ce qui m'attend demain. À vrai dire j'y ai pensé toute la journée, j'ai une boule au ventre depuis ce matin. Je ne sais pas si je vais en être capable, si je suis la bonne personne pour ça. J'ai l'impression d'avoir été choisi faute de mieux. En même temps il ne devait pas y avoir grand monde pour remplir ce job. Si je n'y arrive pas, si jamais le Relais s'éteint... Mon ventre devient plus douloureux à chaque seconde où je développe cette pensée. Jusqu'à ce que je pose la main sur la poignée du Nid. Ça y est, j'y suis. 



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