Chapitre 3

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La paroi verticale qui se dresse devant moi doit bien faire entre vingt et trente mètres de haut, et je crois qu'elle traverse l'île sur toute sa largeur. Autant dire que je vais devoir grimper. Sans surprise, la roche qui la compose est complètement noire, comme tout ce qui n'est pas recouvert d'herbe ici. La pluie a rendu chaque aspérité humide, luisante et glissante. Pas terrible pour de l'escalade à mains nues. Et d'autant plus dangereux lorsqu'on transporte un paquetage aussi imposant que le mien. Heureusement je ne suis pas le premier à passer par là et le chemin a été partiellement aménagé : des pitons métalliques scintillent, à moitié enfoncés dans la roche. Ils en sortent suffisamment pour pouvoir y poser le pied et les utiliser comme des marches. Le tout en supportant le poids d'un homme, en théorie. D'en bas je ne distingue pas tous les pitons, mais je crois percevoir qu'ils ne recouvrent pas l'ensemble de la paroi. Ils font la jonction entre plusieurs vires, des zones moins escarpées sur lesquelles je devrais pouvoir me tenir debout. Je contemple encore une fois le sombre mur et lève la tête pour jeter un oeil au temps. Je ne sais pas quelle heure il est mais une bonne partie du ciel est recouvert par les nuages. Je dois me dépêcher.

Je pose mon sac pour soulager mon dos quelques secondes et je pioche une barre protéinée dans la poche de mon manteau. Il faut vraiment avoir la faim au ventre pour apprécier un repas comme celui-ci. Peut-être à cause du goût amer que j'ai en bouche, probablement du fait de l'ascension qui m'attend, une pensée heureuse me traverse l'esprit : celle des vacances en montagne et de ses indissociables repas en famille. Je donnerais tout pour revivre quelques uns de ces moments passés à explorer la nature. Le plaisir de se défier avec ma soeur, de faire la course jusqu'à l'épuisement et ce pour le plus grand bonheur de mes parents, enfin tranquilles. Et bien sûr rentrer tous ensemble pour déguster un repas trop copieux, un repas qui nous transportait immanquablement jusqu'au sommeil. Je termine mon agrégat de protéines en imaginant très fort qu'un plat de mon enfance le remplace. Mes yeux sont fermés pendant que je mâche la dernière bouchée. Toute ma créativité n'aura pas suffit... Je me motive un peu et me penche pour récupérer mon sac. Il est temps de commencer mon ascension.

Le début ne pose aucune difficulté. Pour le moment la paroi offre des marches naturelles et suffisamment généreuses pour que je puisse y poser les deux pieds sans être collé au mur. Je reste prudent du fait de la pluie qui rend chaque mouvement plus risqué qu'il ne le devrait. Ma progression est rapide, jusqu'à ce que j'arrive aux premières zones de vide, et donc aux premiers pitons. Ils sont trempés et beaucoup moins généreux en terme de place. Je pose un pied sur cette aide artificielle quand je sens immédiatement un risque de glissement. Il va falloir que je gère efficacement mon poids pour positionner mon centre de gravité bien au dessus de chaque piton. En faisant attention je parviens à rejoindre une nouvelle vire qui me donne quelques minutes de répit. Je suis déjà plusieurs mètres au dessus du sol. Peut-être pas assez haut pour qu'une chute entraîne ma mort, mais bien assez pour rompre quelques uns de mes os. Je continue mon parcours jusqu'à arriver à un nouveau tronçon de pitons, beaucoup plus long que le précédent. Je procède exactement de la même manière mais cette fois les pitons semblent légèrement plus enfoncés dans la roche. Alors que je l'avais oublié, mon sac se rappelle à moi en se frottant contre la paroi. La surface est irrégulière et mon paquetage est plus large que mes épaules. Je n'arrête pas de me faire surprendre, tiré vers l'arrière au moindre accrochage, alors même que chaque mètre gagné repose sur un équilibre précaire. J'en arrive à un point où le danger me semble trop grand pour continuer à grimper sur ces fines marches tout en restant de profil. Surtout que les pitons offrent de moins en moins de place pour mes pieds. Je décide de me mettre face à la paroi, les mains et le corps plaqués sur celle-ci. La progression devient alors plus lente et pénible, mais aussi plus sûre.

Alors que je continue à avancer à l'aide de ma nouvelle méthode, en tête à tête avec la roche, je constate quelque chose d'étrange. Certes, je suis partiellement à l'abri du vent et de la pluie, ce qui pourrait expliquer que le froid ait moins d'emprise sur moi. Mais rien ne justifie l'écart de température que je ressens à ce moment même. C'est comme si... Comme si la roche émettait de la chaleur. À mesure que je conquiers le mur, mètre après mètre, cette chaleur me semble de plus en plus forte. Et quand je touche la paroi je crois sentir une sorte de vibration, légère mais qui parvient à traverser tout mon corps. J'en oublie presque de grimper tant la sensation est agréable. Mon cerveau passe en mode automatique, posant pied après pied sur les pitons saillants, oubliant de rester concentré sur ma tâche et de maintenir mon équilibre. Lorsque j'arrive au tronçon le plus étroit de mon ascension, je suis quasiment en haut et une bonne vingtaine de mètres me sépare du contrebas. Il y a si peu de place pour mettre mes pieds que je me retrouve complètement plaqué contre la paroi, le poids de mon sac menaçant de me faire basculer en arrière à tout moment. Mais je suis comme porté par la vibration et la chaleur qui m'envahissent à chaque contact avec la roche. J'ai l'impression qu'il ne peut rien m'arriver. La chaleur est de plus en plus forte. C'est si agréable que je pourrai m'endormir, me laisser plonger dans le sommeil le plus profond de mon existence. Mes yeux commencent à se fermer quand soudain le motif de la roche se met à défiler et tourner devant mes yeux. J'ai l'impression que mon corps ne pèse plus rien. Au moins pendant quelques instants. Puis un choc, violent, qui résonne dans chacun de mes os. Forcé par cette chute, j'accepte enfin de laisser le sommeil m'emporter.

Je ne sais pas si je dors vraiment mais je ne vois plus. Peut-être suis-je mort ? En tout cas je suis dans ma tête, et je réfléchis. La mort j'en ai toujours eu peur. À l'époque où je passais mes journées devant des machines, elle se rappelait souvent à moi, sans prévenir. Je me voyais alors forcé de l'imaginer, de tenter d'en saisir les conséquences. Sans jamais y arriver. Je crois que c'est ce qui m'effrayait le plus, l'impossibilité de comprendre. Cette incompréhension me faisait sombrer dans une humeur noire, dont je ne sortais qu'en trouvant une nouvelle occupation pour mon esprit. Mais quoi que je fasse, la mort trouvait toujours un moyen de revenir me hanter, même lorsque je vivais des moments heureux. C'est étrange, cette angoisse si forte alors que je n'y avais jamais été confronté avant la Catastrophe. Cette dernière marqua d'ailleurs une rupture profonde avec ma peur de la mort. Comme si d'un coup elle avait intégré ma vie, qu'elle m'avait obligé à l'accepter et à faire la paix avec elle. Désormais elle est si présente qu'on ne peut plus lui échapper, elle fait partie du décor. Et à force d'habitude, je n'en ai plus eu peur. Si elle doit me prendre maintenant, je peux éventuellement l'accepter. Mais Olivia... Elle compte sur moi. Je suis venu sur cette île pour accomplir quelque chose et non pas pour mourir.

Plus je pense aux espoirs qu'on a placé en moi, plus je reprends possession de moi-même. Je commence à ressentir une douleur qui irradie dans mon bras et mon épaule. Mais le plus étrange c'est que mon corps semble se mouvoir. J'ai l'impression d'en avoir volé le contrôle à quelqu'un. Lorsque j'ouvre les yeux, je ne saisis pas immédiatement où je me trouve. Le vent souffle puissamment et m'empêche presque de tenir debout. Derrière moi il n'y a que le vide, et devant moi se dresse un passage escarpé qui se faufile entre d'immenses roches, droit vers l'Antenne. Il me faut de longues secondes pour comprendre que je suis en haut du mur. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, je suis pourtant tombé avant d'atteindre la fin de l'ascension. Je tâte mon corps pour constater les dégâts de ma chute : quelques douleurs sur l'ensemble du côté gauche. À part ça, rien. Mon sac est toujours là, intact dans mon dos. C'est étrange... J'imagine que j'ai pris un coup sur la tête et que dans un mélange d'état conscient et inconscient, j'ai continué mon ascension. Je ne suis probablement pas tombé aussi bas que je le pensais. Toujours est-il que j'ai passé une nouvelle étape et que l'antenne est plus proche que jamais. 

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