Ou t'étais? (Partie 3)

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A la maison, je dormais dans la même chambre qu'une tribu de frères... et ça ne gênait pas mon père! Moi si. Il ignorait royalement que le danger guettait dans sa propre maison.
   Il ne savait pas qu'à l'âge des poupées Barbie un de ces jeunes mâles bien plus âgés que moi m'avait dégoutée à jamais la promiscuité des deux sexes. J'étais terrorisée à l'idée d'être enfermée dans une chambre avec ce garçon-là. L'agresseur impuni savait bien que la honte clouait ma bouche et que jamais je n'oserais le désigner coupable. Il vait raison. Certes il avait respecté ma virginité, dans une famille musulmane la virginité d'une fille est sacrée. Mais il est d'autres façons, tout aussi graves, d'humilier une fillette de cet âge. Je me suis tue comme tout les enfants agressés. Je me tais encore, mais ce poison me poursuit. Pourquoi je n'ai pas crié au secours? Pourquoi j'ai subi? Pourquoi est-ce à moi de me sentir éternellement coupable, alors que l'agresseur vit sa vie sans le plus petit grain de remords? Il a simplement exercé sa sexualité sur moi, je n'étais qu'un objet à portée de moi. Rien.
   J'étais punie d'un péché mystérieux, j'étais nulle, lâche, salie, bonne à jeter à la poubelle. Alors je me suis efforcée d'ensevelir cette histoire maudite dans ma cervelle.
   J'ai "zappé", je n'avais pas d'autre solution.
   C'est ainsi que je suis devenue agressive, révoltée, instable, malade de ce silence imposé, de cette prison oú seule l'autorité paternelle avait droit de parole, et les garçons toujours raison. Et c'est ainsi que je m'étais juré de réussir à l'école, d'avoir un métier, de ne me marier que si je le décidais un jour, mais le plus tard possible, et surtout de ne pas élever une tribu d'enfants. Encore fallait-il rencontrer celui qui trouverait grâce à mes yeux, à qui n'aurais pas envie de faire payer mo enfance.
   En attendant, je rêvais sur mon balcon, princesse abandonnée et recluse, d'un prince charmant de série télévisée. Et je faisais le clown avec mes copines de classe, en leur racontant les tannées, les gifles, les "gueules", comme on dit dans le parler du quartier, qui tombaient dessus régulièrement en punition de ma révolte affichée.
   Je voulaus exister, obtenir simplement un peu d'attention et d'affection. Je ne demandais pas grand-chose. Les fringues, les poupées, je m'en fichais royalement. Je voulais qu'on m'aime, qu'on m'embrasse le matin et le soir, qu'on vienne me chercher à l'école et, comme rien se passait, je me demandais inlassablement si j'étais réellement sa fille. Il n'y avait que moi, me semblait-il, qu'il traitait avec cette indifférence, personne d'autre. En dépit de cette autorité qu'il exerçait également sur mes frères, leur complicité contre moi était permanente, je n'avais jamais raison. Et ma mère approuvait.
   Pour sortir avec mes copines, en ville, aller chez l'une ou l'autre, écouter de la musique et discuter entre filles, c'était toujours une histoire :
   "Leila, tu sors pas mercredi après-midi! Il faut que tu apprennes à faire le pain, et la cuisine, tu ne te rends pas comptes, mais le jour oú tu te marieras, tu ne passeras pas plus d'une nuit avec ton mari, tu reviendras ici le lendemain, parce que ton mari te répudiera..."
   Des menaces qui n'avaient aucun sens pour moi et me semblaient d'un autre âge.
   Alors, le mercredi après-midi, j'éprouvais un malin plaisir à mettre ma mère en rage.
   "Ah, tu ne veux pas que je sorte? T'inquiète pas, je ne sors pas."
   Et je m'écroulais devant la télévision. Avant de partir travailler, mon père me menaçait:
   "Je te préviens, si jamais ta mère me dit ce soir que tu n'as pas fait ce qu'elle t'a demandé, gare à toi.
   -Mais oui, c'est bon!
   -Je te parle, Leile! Tu me regardes quand je te parle! Pas le télé!
   -Faudrait savoir! Quand je te regarde, il faut que je baisse les yeux et, si je te regarde pas, il faut que je te regarde?
   -Je te préviens, tu vas *prendre une tête* avant que je parte.
   -D'accord, papa, c'est bon, OK, y a pas de problème!"
   Je pensais moi-même : "Cause toujours..."
   "Leila, il faut leur servir à manger!"
   Plus qu'autre chose, le devoir de servir mes frères pendant qu'ils regardaient tranquillement le télévision me mettait en rage. Le service était gratuit pour eux. Ils s'asseyaient et se levaient de table sans bouger un doigt, c'était encore à moi de débarrasser.
   Une fois la corvée accomplie, je m'habillais pour sortir, et ma mère s'interposait entre moi et la porte.
   "Tu ne fais pas la vaisselle?
   -Ben non.
   -Leila! Je te jure, ton père va te tuer...
   -Mais oui, cause toujours..."
   Et je m'en allais sous les insultes en claquant la porte. Je savais en claquant cette porte que le soir je prendrais une *gueule* de mon père. Ma mère me giflait ou me tirait les cheveux, rien de grave et j'en rigolais, mais avec mon père c'était autre chose : toutes les expressions étaient bonnes dans le quartier pour dire la chose avec pudeur. *Prendre une tête* ou *une gueule* de son père, se faire *exploser la frite*, c'était avoir le visage tuméfié, sans compter le reste.

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⏰ Dernière mise à jour : Nov 29, 2014 ⏰

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