Ethel

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L'arme est froide contre sa cuisse que ne recouvre pas entièrement le short de jean noir. Toujours à l'affut. Tendue comme un arc dont la flèche serait prête à partir. 
Elle a peur de tuer pourtant. Peur d'où elle va envoyer les gens qu'elle a déjà assassiné. Et qu'elle assassinera. 

C'est difficile d'imaginer ce qu'il y a après la mort. 

Un bruissement dans son dos. 
Elle se retourne d'un coup, le fusil prêt à partit. Puis le baisse en voyant l'arrivant. 
« Ah, ce n'est que toi. » Le mépris fuse dans sa voix. 
« Allez, Ethel, un peu de joie ! Tu vois le mal partout. 
- Et toi, tu ne le vois pas. Tu mourras bientôt et tu ne t'en seras même pas rendu compte. Tu es faible.
Le garçon recule, on dirait qu'il a pris un coup. Son visage s'assombrit. 
« - Pas besoin d'être méchante. On doit s'entraider pour survivre !
- T'as toujours pas compris, Nath ! C'est fini ! On va tous crever comme des chiens ! Tout ce qu'on connaît va disparaître ! On va tous s'entretuer comme des animaux, y a plus aucun espoir !
- Mais non, t'es pessimiste, comme d'hab' ! On est encore là, nous, on survit, non ?
- Ah ouais, et pour combien de temps encore ? Un mois, deux, un an peut-être, et tout sera out ! On contrôle plus rien depuis longtemps, et maintenant c'est fini, Nath, fini ! C'est fini... »
Et elle s'écroule dos contre un arbre, la tête entre les mains. 
« - Attends, Ethel, pleure pas, on va s'en sortir, je te le jure...
- Va-t-en, Nath, va-t-en, VA-T-EN.
- Ok, c'est bon, calme-toi...
- VA-T-EN JE T'AI DIT ! »
Et Nath recule, trébuche, s'en va enfin, laissant Ethel là, seule, à pleurer, pensant que tout 
était 
foutu. 
Elle sent l'écorce dans son dos. l'odeur de la forêt qui l'entoure. La mousse sous ses tennis plus grises que blanches. La terre humide. Le tonnerre qui gronde. Elle se dit que la pluie va arriver. 
Sa vie n'est plus fait que de ça, de suites de constatations qui s'enchaînent. Plus de temps pour penser, réfléchir. Elle se rappelle, elle adorait ça, réfléchir pendant des heures à des trucs qui pouvaient paraître idiots. Fixer quelque chose de banal mais qui lui paraissaient tellement extraordinaire. Et puis, jouer avec sa sœur. 
Jusqu'à ce qu'elles ne se séparent, évidemment. 
Sa sœur s'en était allée. 
Un endroit qui lui était inconnu. 
Elle l'imaginait comme on imagine le néant. Tout noir, peut-être. On ne pense plus, ne vit plus. 

C'est difficile d'imaginer ce qu'il y a après la mort. 

Le soir, quand elle revient au campement, ils l'attendent de pieds fermes. Ils, c'est Nath, Gaëlle, Jonas, Noah et les autres. Il sont une ou deux dizaines. Personne ne s'est jamais amusé à compter. Quand quelqu'un ne revient pas, on n'est pas triste. On ne pleure plus les morts. 
Mais avec Ethel, c'est différent. Ethel, c'est un peu la cheffe, celle qui soude le groupe, le ciment qui les maintient ensemble. Sans elle, ils mourraient tous. 
Mais avec elle aussi, elle le sait. Elle sait qu'on ne peut plus vivre dans cette ultime conclusion à l'humanité. Les meutes (comment les appeler autrement ? Il ressemblent plus que jamais à des animaux) s'affrontent sans relâche. Ils ne peuvent pas vivre éternellement comme ça. 
Donc ils recherchent un bouc émissaire. Ce soir c'est elle, parce qu'elle a disparu trop longtemps. Ils l'engueulent, lui disent qu'elle est égoïste. Qu'elle doit penser un peu aux autres. Elle a envie de crier qu'elle ne fait que ça, penser aux autres. Mais ils ne la croiraient pas. 
Même Nath a le regard dur. Il lui en veut. 
Pourquoi ?
Parce qu'elle ne veut pas de lui. Ils le savent tous deux. Elle le déteste. Elle l'attire pourtant, inconsciemment.
Parce qu'elle est magnifique Ethel. Des cheveux noirs coupés courts, sa peau blanche, elle ressemblerait presque à un fantôme. Mais ses yeux verts et ses mains si fines...

La nuit est venue. Elle dort. Eux aussi.
Sauf Nath.
Nath, lui, va faire la pire bêtise qu'il ait jamais faite.
Et pourtant, il en a faites, des bêtises. Il était un garçon turbulent, à l'époque. Avant le début. Le début de la fin. 
Donc, Nath se lève.
Doucement.
Sans faire de bruit. Il s'éloigne du campement, pour rejoindre l'endroit où dort Ethel. 
La belle, l'insaisissable Ethel. 
Alors il s'approche d'elle. Lui caresse le visage. 
Doucement. 
Passe sa main sous son T-Shirt. 
Doucement. 
Et là tout se complique. 
Parce qu'Ethel se réveille. Elle est endormie encore, elle a les réflexes embués de fatigue. Alors il en profite. Il l'embrasse brusquement, elle ne crie plus, elle est juste sous le choc. 
Il passe ses mains derrière son dos, ses mains sales, ses mains de salaud jusqu'au bout des ongles, et essaye de dégrafer son soutien-gorge. Elle ne peut plus se laisser faire. Elle le repousse, essaye en tous cas, il est trop lourd, trop grand, mais elle ne hurle pas elle ne veut pas paraître faible, et il rit devant son impuissance, et ses mains à elle cherche une aide, et elle trouve son couteau. 
Celui qu'elle garde toujours à côté d'elle en cas de besoin, un peu caché quand même, et dont on ignore l'existence. 
Elle dégaine le couteau. 
Et le plante dans la gorge de Nath. 
Il s'écroule en arrière. 
C'est la fin du voyage pour lui. 

C'est difficile d'imaginer ce qu'il y a après la mort. 

Ethel a peur. Elle a tué un membre de la meute. S'ils le savent, ils la tueront elle aussi. Ils ne voudront pas écouter ses excuses. N'excuseront pas les circonstances. 
Ethel pleure. Ethel n'en peut plus. Le sang coule du corps de Nath, le sang tache ses habits. 
Et elle a peur. 
Alors elle ramasse son pistolet, trébuche, recule, revient, hésite, et prend sa décision. 
Elle se penche sur Nath, et ses larmes se mêlent au sang. Elle pointe son pistolet sur sa tempe.
Hésite une dernière fois. 
Et puis tire. 
Ses yeux deviennent rapidement vitreux. 

C'est difficile d'imaginer ce qu'il y a après la mort.

Les survivantesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant